Communications Le presque documentaire Jeff Wall, Mr Jean-François Chevrier, El
Communications Le presque documentaire Jeff Wall, Mr Jean-François Chevrier, Elia Pijollet, Claire Soton Citer ce document / Cite this document : Wall Jeff, Chevrier Jean-François, Pijollet Elia, Soton Claire. Le presque documentaire. In: Communications, 79, 2006. Des faits et des gestes. Le parti pris du document, 2. pp. 187-204; doi : https://doi.org/10.3406/comm.2006.2420 https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2006_num_79_1_2420 Fichier pdf généré le 30/11/2018 Jeff Wall Le presque documentaire Jean-François Chevrier : Nous avons décidé de parler essentiellement des trois œuvres exposées 1. Ces trois œuvres participent de ce que tu appelles depuis quelque temps un modèle « néo-réaliste ». Tu parles aussi d’un caractère « presque documentaire » (near-documentary) de ton tra- vail. Ces deux idées semblent s’opposer à la tendance fantasmatique ou fantastique qui caractérise de manière massive ou ponctuelle une grande part de ton œuvre. À vrai dire, cette division est sans doute moins rigide qu’il n’y paraît, ce sont sans doute deux « côtés » distincts mais destinés à se rejoindre. Jeff Wall : Il y a vingt ans, avancer la possibilité de démarquer la photographie de l’idée du reportage semblait une approche intéressante. Je me suis engagé dans cette voie, qui créait une ouverture dans le dis- cours, que je trouvais très limité, sur la photographie. Pour cela il fallait, du moins dans les années 1980, se démarquer du reportage, trouver un chemin divergent, voire le contester. Au cours des douze ou quinze années qui viennent de s’écouler, j’ai compris qu’il était impossible de se défaire réellement du reportage, même si cette tentative avait été nécessaire pour pouvoir penser autrement la photographie. La photographie comme technique, comme médium, est trop enracinée dans l’idée du résultat ou de l’effet de reportage pour qu’on puisse l’en dissocier. C’est pourquoi j’en suis venu à considérer que la bataille contre la photographie – ou du moins ma bataille avec la pho- tographie – avait été perdue, à un moment donné au cours de ces années. Et je me suis senti plutôt heureux d’avoir perdu. L’aboutissement de cette expérience ne fut en aucun cas un retour au reportage. Mon travail ne consiste pas à faire en sorte de revenir vers l’origine de ce que devrait être la photographie. Il s’agit plutôt de recon- naître que la prise de distance avec le reportage – la lutte menée contre 187 lui – tout autant que la conciliation avec le reportage expriment ce qu’est la photographie. C’est pour cette raison que je n’ai jamais fait de distinction entre une image dite fantastique ou imaginaire – une image de quelque chose qui ne pourrait pas exister – et l’image directe d’une chose existante. Il est important de reconnaître que le médium photographique permet les deux possibilités et qu’il est parfaitement exprimé en chacune d’elles. Je ne vois pas ces deux possibilités comme des alternatives ou comme des pôles opposés, mais comme des pratiques qui sont également viables à l’inté- rieur de ce qu’on appelle la photographie. J.-F. Chevrier : Pour prévenir toute ambiguïté, il faut préciser que tu emploies le mot reportage dans un sens plus large que la simple désigna- tion d’une spécialité photographique. Tu l’entends au sens du terme anglais to report, qui veut dire très largement « rendre compte » ; au sens de l’« universel reportage » de Mallarmé. Ton combat contre la photogra- phie dans les années 1980 ne visait donc pas une production spécialisée d’informations visuelles. Ton combat visait plus largement une idée dog- matique de la photographie straight, directe, etc. J. Wall : Le terme « reportage », tel que je l’emploie, est plus large que celui de « photojournalisme ». L’activité qui consiste à fournir de l’infor- mation résulte du fonctionnement d’une institution qu’on appelle journa- lisme, une institution importante qui a besoin de mots, de photographies et de films de différents types. Les images sont produites en fonction de ce besoin légitime. Mais le reportage peut être détaché du contexte du jour- nalisme et rapporté à la simple opération photographique. C’est pourquoi n’importe quelle photographie, même si elle n’a pas de valeur d’informa- tion pour le monde, est déjà une forme de reportage. L’acte du reportage résulte de la simple opération de l’équipement photographique lui-même, il est dans la nature de cette opération. Il est important de reconnaître que cette façon de voir les choses correspond à ce que j’appelle – ou ce qu’on appelle en Amérique – le modernisme (qui diffère un peu de ce que désigne cette notion en France) : nous nous intéressons aux caractères fondamen- taux du médium avec lequel nous travaillons, ce qui peut d’ailleurs être réducteur. Dans ce sens, la simple opération de l’appareil aboutissant à une photographie (quel que soit l’objet photographié) suffit à ce qu’ait lieu un acte de reportage. La transmission d’une information socialement signifi- cative, du type de celles dont traite le journalisme, n’est pas nécessaire. J.-F. Chevrier : Commençons par Citizen. J’ai été plutôt troublé la pre- mière fois que j’ai vu ce tableau, à la Documenta X de Cassel, en 1997. 188 Jeff Wall Il me semblait que ton « citoyen » était bien peu actif. Je n’y reconnaissais pas l’idée de la citoyenneté comme exigence de vigilance et d’activité. Tu te plaçais, me semblait-il, aux antipodes du modèle antique de la citoyen- neté élaboré par Hannah Arendt. J’ai même pensé que ton propos pouvait être ironique. J. Wall : Peu importe de savoir s’il y a eu de ma part une ironie inten- tionnelle (et dans ce cas il n’y en avait pas). Ce n’est pas à l’artiste de décider si l’œuvre a une dimension ironique, il revient au spectateur d’en faire l’expérience. Je ne peux donc répondre ni par oui ni par non. J’ai fait cette image, comme presque toutes celles dont nous allons parler, à partir de l’expérience d’une chose vue, en l’occurrence une personne allon- gée dans un parc. Il ne m’est pas tout de suite venu à l’esprit qu’elle pouvait être mise en relation avec l’idée de citoyenneté. Mais la plupart de mes images sont faites lentement. Cela me donne la possibilité, au cours du travail, de modifier ma façon de procéder et le regard que je porte sur ce que je fais. Le titre Citizen m’est venu à un certain moment, pendant ces dix ou quinze jours de travail. Je ne peux pas vraiment l’expliquer, sauf à dire que j’associe l’idée de citoyenneté aux sociétés démocratiques, républicaines et fédérales de type constitutionnel comme la France, le Canada ou les États-Unis. La citoyenneté est un bien dont jouissent les sujets de ces États, et dont sont privés ceux de la plupart des autres types d’État. Pour résumer, on peut dire que dans beaucoup de sociétés libres le citoyen n’est pas la propriété de l’État, il a une identité propre et une existence autonome, en relation avec l’État. Mais dans une société vraiment libre les citoyens restent des citoyens même lorsqu’ils ne sont pas actifs, vigilants, ni même responsables. Nous devons comprendre qu’être libre, c’est pouvoir être le contraire de ce que les autres souhai- teraient que nous soyons. La condition d’une société vraiment libre est que le citoyen y soit reconnu comme tel même lorsqu’il est complètement irresponsable, et peu importe que cela agace les membres les plus res- ponsables de cette société. En ce sens au moins, mon image d’inactivité correspond à ma conception de ce qu’est une société libre. Je ne crois pas qu’il y ait de l’ironie là-dedans. Pouvoir être détendu et confiant en public est l’un des bénéfices de la vie dans une société libre, où règne une forme de paix sociale. Ce n’est pas vrai pour tout le monde, mais c’est possible et réel pour beaucoup d’entre nous. La sensation de paix a donc été déterminante, c’est proba- blement ce qui m’a amené à ce sujet. J’ai passé deux semaines dans ce parc. Il est situé à Los Angeles, une ville que les médias associent fré- quemment à la violence, mais ces deux semaines ont été très paisibles et agréables, et l’image exprime cette expérience. 189 Le presque documentaire J.-F. Chevrier : Dans le tableau, on voit immédiatement le personnage du premier plan, allongé en oblique, endormi, un peu raide. Mais on distingue un autre personnage assis au fond du parc... J. Wall : Je voulais avoir une autre personne à l’arrière-plan, dans le lointain. Il est rare qu’il n’y ait qu’une personne dans un parc, il y en a toujours au moins deux ou trois. Je voulais que la deuxième personne soit en train de lire à la table. Sans penser nécessairement à la citoyenneté, je crois qu’on peut voir dans l’image une personne qui se repose pendant que l’autre veille : l’un dort, l’autre étudie. Je pense que c’était probablement une erreur de donner ce titre à l’image, Citizen. Ajouter une information à une image en lui donnant un titre conduit à mettre l’accent sur sa signification, peut-être trop. Je ne suis pas sûr que cela relève vraiment de l’art, et il vaut peut-être mieux laisser les uploads/s1/ jeff-wall-le-presque-documentaire 1 .pdf
Documents similaires
-
23
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Nov 20, 2021
- Catégorie Administration
- Langue French
- Taille du fichier 0.1472MB