XVIIème Congrès de l’AISLF « L’individu social », Comité de recherche 18, Socio

XVIIème Congrès de l’AISLF « L’individu social », Comité de recherche 18, Sociologie de l’art Tours, juillet 2004 QU’EST-CE QUE L’ARTIFICATION ? Roberta SHAPIRO Sociologues, anthropologues et historiens, nous venons de former un groupe de travail dont le projet et d’étudier les processus de transformation du non-art en art. Pour les désigner nous avons adopté un néologisme venu de l’anglais : artification. Cette communication est une première réflexion sur l’artification, son contenu, ses enjeux, ses limites. Le constat de l’accroissement général de l’activité artistique et du dynamisme de la production en sciences sociales qui lui est consacrée encourage à proposer l’artification comme un nouveau champ d’investigation pour la sociologie de l’art, sous l’angle du changement social et culturel. Une théorie néo-darwinienne Dans certains usages du terme qu’on peut relever, en anglais1 et en français, le mot a une connotation dépréciative : l’artification serait la fabrication de l’artificiel, entendue comme une opération peu glorieuse de marchandisation, destructrice de l’authenticité des choses. Ceci n’est pas notre optique ; nous prenons le mot dans une acception purement descriptive. On trouve aussi un usage plus intéressant pour nous, mais plus déroutant, chez les tenants d’un courant de pensée issu de l’analyse littéraire. Dans ce cas, l’artification désigne la fabrication de l’art dans le cadre d’une théorie évolutionniste appliquée aux sciences humaines et sociales. Pour les adeptes de ce courant, la représentation (littéraire, artistique), comme les catégories cognitives et linguistiques qu’elle mobilise, a une fonction d’adaptation à l’environnement. Le souci de ces auteurs est plutôt la recherche des origines de l’art et la constatation de son éternel recommencement. L’artification serait alors une fonction adaptative spécifique à l’être humain, la survie et l’évolution de l’espèce dépendant entre autres des capacités artistiques des individus. Si cette théorie suscite des critiques, il faut souligner qu’elle est plus complexe que la mention sommaire que je viens de faire ne donne à penser.2 On se réserve d’en faire un examen plus poussé à une autre occasion. Pour l’instant, bornons-nous à attirer l’attention sur l’apparition du terme dans le langage et dans le champ de la recherche. Même si le mot reste très rare, cet aperçu montre qu’il existe des significations et une théorie de l’artification par rapport auxquelles nous serons amenés à nous positionner. Pourquoi étudier l’artification ? Cela dit, ce n’est pas l’existence d’une théorie (que nous avons découverte chemin faisant), mais le constat de l’accroissement général de l’activité artistique et de la production 1 En anglais, artification est principalement un terme technique utilisé dans certaines disciplines de l’ingéniérie, avec le sens général de bonification ou d’amélioration. C’est un néologisme cependant, absent des dictionnaires. On ne le trouve pas dans l’édition 1995 de l’Encyclopedia Britannica, ni dans aucun des centaines de dictionnaires de langue anglaise consultables sur internet ; voir par exemple : <onelook.com>. 2 Pour un panorama des travaux de ce courant, voir Harold Fromm (2003). r. shapiro - congrès de l’AISLF, tours, juillet 2004 - comité de recherche 18 - sociologie de l’art - 2 sociologique qui lui est consacrée, qui nous ont poussés à réfléchir à l’artification. Cet accroissement comporte un aspect pratique et un aspect symbolique. Dans les sociétés occidentales, la démographie des métiers artistiques est en augmentation constante depuis des dizaines d’années. La pratique amateur augmente également dans des proportions importantes. De plus, l’idéal du travail artistique – autonome, expressif, exigeant, et qui doit mener à l’accomplissement de soi – est un modèle de plus en plus fréquemment invoqué dans une société où le niveau global de formation s’élève, l’intellectualisation des opérations de production s’accroît et les formes d’exercice de l’autorité s’éloignent de la seule subordination hiérarchique. Enfin les institutions de la culture se développent continûment, qu’elles relèvent de l’action publique ou d’une économie de marché. L’artification participe d’un mouvement général d’objectivation de la culture qui affecte désormais toutes les sociétés. On peut faire l’hypothèse qu’une partie de ce développement relève de l’extension des arts établis, mais qu’une partie relève de processus d’artification, à savoir de l’émergence d’arts nouveaux. Bref, la transformation du non-art en art est une transfiguration des personnes, des objets et de l’action. Elle est à la fois symbolique et pratique, discursive et concrète. Certes, il s’agit de requalifier les choses et de les anoblir : l’objet devient œuvre, le producteur devient artiste, la fabrication création, les observateurs un public, etc. Mais les renominations liées à l’artification indiquent aussi des changements concrets, tels qu’une modification du contenu et de la forme d’une activité, la transformation des qualités physiques des personnes, la reconstruction des choses, l’importation d’objets nouveaux et le réagencement des dispositifs organisationnels. Il s’agit donc de bien autre chose que d’une simple légitimation. L’ensemble de ces processus conduit non seulement à déplacer la frontière entre art et non-art, mais encore à construire de nouveaux mondes sociaux, peuplés d’entités inédites et en nombre croissant. Conditions et présupposés de l’artification Le présupposé de base de l’artification consiste en notre croyance en la valeur supérieure de l’art. Grâce aux travaux des historiens et des sociologues, nous savons que cette croyance s’est construite puis stabilisée en Europe entre le 17ème et le 19ème siècle, conjointement à l’émergence, pour chaque sphère artistique, d’une institution régulatrice, l’Académie, d’un corpus d’œuvres et de carrières canoniques qui dressent une barrière entre art et non-art, entre les artistes et les autres, et notamment entre artisans et artistes et entre professionnels et amateurs (Heinich 1993). Le 20ème siècle, en revanche, ne connaît plus le canon unique et voit se multiplier les instances de régulation et de reconnaissance. Il se caractérise par un processus incessant d’absorption et de requalification de formes nouvelles en art (Zolberg & Cherbo 1997). La frontière ne cesse d’être redéfinie et la course à la valeur semble sans fin (Heinich 1998). Parmi les conditions qui rendent ce processus possible et expliquent son extension, on peut en relever deux : l’accent mis sur l’art comme activité (et non comme objet), et la multiplication des instances de légitimation. Ceci a des implications importantes. Qu’il y ait désormais une multiplicité d’instances de reconnaissance et de régulation de l’art semble établi. Ce n’est plus l’Académie qui fait l’artiste, mais le public, les journaux, les collectionneurs, les jurys, les directeurs de galerie ou de festival, les commissions d’attribution des subventions, les commanditaires, les statisticiens, les sociologues, les systèmes de retraite et d’assurance-maladie, etc. Des populations de plus en nombreuses et de plus en diversifiées sont engagées dans l’artification et en tirent, le cas échéant, des bénéfices. r. shapiro - congrès de l’AISLF, tours, juillet 2004 - comité de recherche 18 - sociologie de l’art - 3 Ceci contribue à expliquer à son tour que les formes de l’art soient de plus en plus variées et inattendues. On sait désormais à quel point l’action des marchands et des critiques au 19ème siècle a contribué à la fin du système académique en peinture et en sculpture ; au 20ème siècle on peut identifier d’autres intermédiaires ou « entrepreneurs d’art » qui viennent bousculer les catégories existantes et offrir des espaces nouveaux pour l’incubation de la valeur artistique : des peintres, des médecins et des directeurs de musée dans le cas de l’art asiliaire (Bowle 1997) ; des instituteurs, des missionnaires et des agents du gouvernement, dans le cas de l’art aborigène d’Australie (de Roux, 2004) ; des travailleurs sociaux, des fonctionnaires et des directeurs de théâtre, dans le cas de la danse hip-hop (Shapiro 2004b) ; des anthropologues, des collectionneurs et des directeurs de musée dans le cas de l’art africain (Errington 1998) ; des ouvriers et leurs familles, des conseillers municipaux, des directeurs de musée dans le cas de « l’art singulier » (Moulinié 1999) ; des industriels, des ingénieurs du son, des journalistes et des mélomanes dans le cas du phonographe (Maisonneuve 1999), etc. En France, en particulier, on insistera sur le rôle des agents de l’Etat, à tous les échelons de la puissance publique, des municipalités aux administrations centrales, en passant par les départements et les régions. On a davantage d’intermédiaires, mais également des populations de plus en plus nombreuses et diversifiées de postulants au statut d’artistes. Nous l’avons dit, le nombre d’artistes reconnus est en augmentation. De plus, des membres de groupes dominés et marginalisés accèdent à une nouvelle dignité sociale par la voie de l’art : les peuples anciennement colonisés, les minorités ethniques, des exclus du monde du travail, des groupes sociaux minorés, etc. Le terme américain de outsider art rend compte de ce phénomène. Mais les nouveaux artistes peuvent également être les détenteurs d’une capacité technique ou d’une compétence particulière, qui, dans un contexte donné (le développement d’un nouveau secteur économique, par exemple) se voit requalifiée et valorisée. On pense aux disciplines telles que le video art (Giallu 1999) ou l’art informatique (Fourmentraux & Sauvageot 1998). L’augmentation du nombre et de la diversification sociale de la population des personnes impliquées dans les processus d’artification implique non seulement une éventuelle intensification des luttes d’intérêts, mais encore une multiplication des types de ressources, d’objets techniques, de réseaux d’interconnaissance, de visions uploads/s3/ artification.pdf

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