Ecole Normale Supérieure – Deuxième semestre 2009/2010 Séminaire au DHTA de Mad

Ecole Normale Supérieure – Deuxième semestre 2009/2010 Séminaire au DHTA de Madame Mildred Galland, « Philosophie de l’architecture » Travail écrit Robin Buchholz, Département de philosophie, EAPD‘09 8 juillet 2010 Dans le cadre du séminaire « L’école de l’auditeur »1 que j’ai suivi le semestre dernier, je me suis intéressé au problème de l’expressivité des sons musicaux et je tentais de mettre en fait son universalité, car j’observais chez les personnes, si même elles furent non initiées au solfège et à la musicologie comme moi, un réel pouvoir d’émotion de la musique, qu’il s’agisse de chansons ou de morceaux instrumentaux. Bien que les approches historiques et linguistiques aient souvent été en faveur d’une expressivité des seuls sons, l’analyse d’Hegel, dont la rigueur philosophique fait selon moi autorité, m’a amené à restreindre la possibilité d’un contenu de la musique à celle qui accompagne la parole. A l’occasion de la lecture des Prolégomènes à une psychologie de l’architecture2 d’Heinrich Wölfflin, j’ai été frappé par son concept de corporéité, utilisé pour décrire l’interprétation des formes architecturales. Dans le souvenir de la distinction faite par Hegel entre la musique accompagnant la parole et la musique indépendante, qui est précisément désignée comme érigeant des « édifices architectoniques de l’harmonie » (« [die selbstständige Musik], die architektonische Gebäude der Harmonie aufstellt », p.270)3, je me suis demandé si le concept de corporéité développé par Wölfflin était applicable à la musique indépendante pour fonder son expressivité, que j’avais jadis du lui renoncer à l’encontre de ma persuasion. Les similitudes entre la musique et l’architecture sont nombreuses et la littérature abondante au sujet du paragone entre ces deux arts en témoigne, mais il ne s’agit pas pour moi de tracer les parallèles entre les expériences esthétiques des œuvres musicales et architecturales, mais de m’interroger sur la possibilité de reconnaître aux sons une expressivité inhérente, interprétée dans les termes de la corporéité issus de l’esthétique de l’architecture. Nous nous demanderons d’abord quels problèmes cette application pourrait poser, puis nous verrons en quoi l’introduction du concept de corporéité permettrait une nouvelle approche des questions liées à l’expérience esthétique de la musique, puis nous remarquerons pour terminer les limitations auxquelles nous soumettrait la seule considération de la musique dans les termes de la corporéité. 1 Séminaire de musicologie de Madame Feriel Kaddour au DHTA de l’ENS au premier semestre 2009/2010 2 Heinrich Wölfflin, Prolegomena zu einer Psychologie der Kunst [Munich 1886], Berlin, Gebrüder Mann Verlag, 1999. 3 G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Kunst, Éd. Annemarie Gethmann-Siefert, Coll. Philosophische Bibliothek, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2003. Le concept de « corporéité » est élaboré par Wölfflin pour proposer une première approche de l’analyse de la psychologie de l’expérience esthétique de l’architecture. L’application de ce principe à la musique soulève au premier abord un problème. Alors que l’architecture a pour matériau le volume définit par ses formes massiques (« Massenformen », Wölfflin 9), la musique n’a pas d’extériorité spatiale, son élément sensible est le reflet fugitif (Hegel 262). Pour reprendre la terminologie de Kant, l’architecture relève de l’espace concret, alors que les constructions musicales appartiendraient davantage à l’espace pur, qui est dénué de forces comme la pesanteur ou la pression. L’application du principe de corporéité à la musique doit alors être précédée de la discussion de la possibilité d’une interprétation dans l’espace concret de ces « édifices architectoniques de l’harmonie ». Dans le langage musicologique, la progression des sons vers le grave ou vers l’aigu, de même que le degré de rapidité donné à une mesure, sont appelés « mouvement ». Le fait que la musique soit décrite dans des termes propres au mouvement, révèle la possibilité de se représenter des successions musicales de sons comme des formes. En effet, les règles de l’harmonie imposées à la composition musicale permettent de produire une suite continue de sons, en ce sens que les mouvements s’enchaînent sans rupture, et de sorte que nous puissions nous représenter un morceau de musique comme une ligne dont nous suivons la forme au rythme de la musique. Cette ligne, « sinueuse et ondoyante, très doucement, elle s’incline un peu, puis se relève, esquissant des courbes irrégulières »4. Par ailleurs, les travaux de Jean-Baptiste Fourier ont montré que les successions musicales de sons étaient décomposables en une somme de sons sinusoïdaux (le développement en série de Fourier), ce qui plaide en faveur d’une continuité des mouvements en raison de la continuité au sens mathématique de la fonction trigonométrique sinus et de ses fonctions composées. Or pour constituer un argument en faveur de la représentation de la musique comme forme, cette continuité des mouvements doit être perceptible. Outre son absence d’extériorité 4 Pascal Dusapin, Composer, Musique, Paradoxe, Flux, Paris, Collège de France/Fayard, coll. Leçons inaugurales du Collège de France, 2007. spatiale, la caractéristique majeure de la musique est selon Hegel sa liaison au temps (Hegel 266), dont les relations abstraites qui donnent au temps sa détermination abstraite sont le tact, l’harmonie et la mélodie (266-267). Le tact donne la régularité au temps et cette unité primaire est nécessaire à la raison et rend l’identité audible. La divisibilité du tact permet une grande dissemblance, mais toujours avec régularité. L’harmonie détermine les relations fondamentales entre différents sons dans une même durée. Ce qui est commun au tact et à l’harmonie, c’est qu’ils reposent sur des proportions arithmétiques. C’est donc la proportionnalité des sons et le jeu avec les nombres qui s’instaure ainsi, qui constituent le fondement nécessaire à la détermination des relations entre les sons (269). Du point de vue de la philosophie de la musique, ces relations entre les sons sont donc perceptibles et à l’origine d’une continuité des mouvements, grâce à leur proportionnalité arithmétique. « *…+ Les sons doivent aussi être nécessairement dits en rapport numérique entre eux ; parmi les nombres, les uns sont dits en rapport multiple et les autres en rapport épimorios (= 1 + 1/x), et les autres en rapport épimeris (= un entier plus une fraction ayant un numérateur autre que l’unité) de telle sorte que les sons aussi doivent nécessairement être définis entre eux selon ces rapports *…+ »5. Du point de vue empirique et physiologique aussi, le caractère perceptible des mouvements est assuré car l’homme est capable de distinguer des sons entre eux et de reconnaître si deux déplacements sont identiques (aller de do à ré est le même déplacement qu’aller de fa à sol)6. En effet, l’oreille humaine peut finement percevoir les caractéristiques d’un son, soit de façon isolée, soit par comparaison, qu’il s’agisse des différences d’hauteur de sons qui sont en réalité les fréquences, c’est-à-dire les nombres d’oscillations par rapport à la position d’équilibre d’une tranche du milieu élastique en 1 seconde (dans le système international, en Hertz), ou encore le changement exponentiel de l’intensité d’un son (en Décibels), c’est-à-dire les modifications de l’ampleur des variations de pression d’une tranche d’air par rapport à la valeur moyenne7. Maintenant que les sons musicaux constituent un mouvement et peuvent par là être représentés comme une forme, les sons musicaux constituent aussi une matière dans la représentation, car une forme implique une consistance matérielle (« Stoff und Form sind untrennbar, *…+ eine stofflose Form [wäre] gar nicht denkbar », Wölfflin 18). L’argumentation des paragraphes précédents ne confère certes pas aux sons une extériorité concrète, mais permet de penser une représentation de la musique dans les catégories de l’espace concret, dans laquelle le principe de corporéité est applicable. Ecoutons à ce sujet Pascal Dusapin : 5 Euclide, Katatomè Kanonos (12 à 24), in Phaenomena et Scripta Musica par Henricus Menge, Leipzig, B.C. Teubner, 1916. 6 Iannis Xenakis, Musique. Architecture, Casterman, 1976. Pages 84 et 85. 7 Stephen McAdams, Emmanuel Bigand, Penser les sons: Psychologie cognitive de l’audition, PUF, 1994. « Passionné par le monde des arts plastiques et de l’architecture, le mot forme veut dire pour moi « forme ». Là, il ne s’agit plus seulement d’une structure temporelle mais d’une structure spatiale. C'est-à-dire qu’en imaginant de la musique, je vois des formes. Je pourrais même préciser, « j’entends » des formes tant ce déplacement entre vision et oreille intérieure m’est familier. Une partie de mon travail *de composition+ s’articule de lui-même autour de cette représentation allégorique. Comme si l’invention de ma musique passait par le filtre mental d’une production de formes géométriques très souples, à l’image d’une danse de figures abstraites entrelaçant lignes, masses, angles, tourbillons, blocs, volumes… » (Dusapin 40). L’application de la corporéité à l’étude de l’écoute de la musique est intéressante en ce sens qu’elle met en perspective différemment des considérations antérieures sur la musique. Tout d’abord, l’observation faite par Hegel de la force d’emportement de la musique demeure vraie et son explication aussi, mais nous pourrons y ajouter une interprétation physiologique. Le son n’ayant pas d’extériorité spatiale et étant un reflet fugitif, dans son expression abstraite, l’extériorité du son disparait aussitôt. La représentation intérieure, l’intériorité de cette extériorité est tout à fait abstraite – c’est une objectivité sans objet. Cette intériorité-là est le moi sans contenu. Par conséquent, c’est à uploads/s3/ buchholz-robin-musique-et-architecture.pdf

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