Musurgia XXIV/1-4 (2017) Analyser les musiques actuelles : jalons pour une prop

Musurgia XXIV/1-4 (2017) Analyser les musiques actuelles : jalons pour une proposition de méthodologie Philippe GONIN* Préambule Il existe aujourd’hui encore une tendance très forte intégrant l’analyse des musiques actuelles, et en particulier des musiques rock, dans le carcan d’une analyse « traditionnelle », héritière de l’analyse tonale appliquée aux musiques savantes voire au jazz. Pourtant, celle-ci s’avère impuissante à décrire l’ensemble du phénomène sonore constituant une œuvre musicale « rock ». Par ailleurs, des études réalisées par des acousticiens, révèlent des phénomènes sonores liés à la production, au mixage, mais font la plupart du temps abstraction de « l’écriture » musicale même1. Des travaux existent pourtant, visant à prendre en compte simultanément les éléments musicaux au sens commun du terme (hauteurs, durées et éventuellement timbre) et ces phénomènes acoustiques typiques d’une musique dont l’essence même est d’être enregistrée et produite. De fait, l’utilisation et le développement de méthodes d’analyse notamment liées à l’intégration d’outils informatiques permettra à l’avenir de développer une nouvelle manière d’envisager l’étude de ce répertoire, en évitant – au prétexte de « pauvreté harmonique » – de rejeter une partie du corpus au profit d’un autre jugé plus « digne » car plus complexe tant au niveau de la forme que de « l’écriture » harmonique. Bien que l’espace me soit limité, il m’apparaissait qu’un tel article ne pouvait au préalable faire l’économie d’une tentative de définition de cet objet singulier qu’est * Guitariste, Maître de conférences à l’Université Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier (UMR 7366 – CNRS, Université de Bourgogne). 1 Voir à ce sujet l’article d’Emmanuel DERUTY, François PACHET et Pierre ROY, « Human- Made Rock Mixes Feature Tight Relations Between Spectrum and Loudness », Journal of the Audio Engineering Society, 62/10 (2014). [Accessible en ligne à l’adresse https://www.csl. sony.fr/downloads/papers/2014/pachet-14c.pdf, consultée le 26 février 2017.] 10 MUSURGIA l’œuvre rock. Quelques brefs éléments sur la manière dont j’envisage celui-ci ouvrent donc cette contribution. Définir l’œuvre rock De quoi est faite une œuvre rock ? Œuvre musicale, elle agence des sons, des hauteurs, des durées et des timbres, ce qui, en soi, ne la différencie guère d’autres œuvres musicales. Elle est dans la majorité des cas une œuvre non écrite, au sens où l’on entend le terme d’écriture dans le cadre de la musique savante. Non écrite, elle n’est pas pour autant uniquement une musique de tradition orale, mais aussi de tradition aurale. On convient généralement, et ce depuis les travaux de musicologues tels Allan F. Moore2, que le « texte premier » (primary text) permettant d’analyser les musiques rock est l’enregistrement. La transmission – à l’image du jazz – est essentiellement phonographique3 ; son analyse est donc intimement liée à l’enregistrement. Il est fréquent que la transcription sur papier soit réalisée a posteriori et ne soit pas du fait même des compositeurs, mais d’un transcripteur. Pour autant, s’en tenir à cette première spécificité fondamentale – la musique rock s’analyse via un enregistrement – ne suffit pas. Définir ce qu’est l’œuvre rock n’est pas chose aisée et les pistes ouvertes ici ne sauraient y répondre en totalité. Pour Roger Pouivet4, l’œuvre rock est un artefact enregistrement qu’il qualifie par ailleurs de « constitutif » 5. L’enregistrement de « How High The Moon » par Les Paul & Mary en 1951 serait selon cette définition le premier enregistrement rock – donnant ainsi naissance à un genre non par ses particularités esthétiques mais par ses aspects techniques de mise en œuvre. Pouivet défend le fait que l’œuvre rock ne préexiste pas à son enregistrement : « l’œuvre est ce qui est fait par le mixage d’éléments enregistrés ; le mixage constitue finalement l’œuvre »6, faisant de l’artefact enregistrement l’œuvre elle- même, définitive et immuable. Pourtant, ce mixage m’apparaît plus exactement comme une des représentations possibles de l’œuvre. Je rejoins ici Frédéric Bisson lorsque, considérant que « [le phonogramme] fige le processus créatif dans un état 2 Allan F. MOORE, Rock : The Primary Text – Developing a Musicology of Rock, Aldershot, Ashgate, 2007. [2e éd.] 3 Voir à ce sujet la thèse développée dans Olivier JULIEN, « “A lucky man who made the grade” : Sgt. Pepper and the Rise of a Phonographic Tradition in Twentieth-Century Popular Music », dans Olivier JULIEN (éd.), Sgt. Pepper and the Beatles : It Was Forty Years Ago Today, Aldershot, Ashgate, 2008, p. 147-169. 4 Roger POUIVET, Philosophie du rock, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « L’interrogation philosophique », 2010. 5 Le distinguant de l’enregistrement témoignage (celui utilisé par les ethnomusicologues par exemple, ou bien les premiers enregistrements de jazz qui ne pouvaient être ni retouchés ni montés). Voir à ce sujet la description faite par Hugues Panassié d’une séance d’enregistrement du Quintette du Hot Club de France dans Hugues PANASSIÉ, Douze années de jazz (1927-1938) : souvenirs, Paris, Correa, 1946. 6 Roger POUIVET, Philosophie du rock, p. 28. ANALYSER LES MUSIQUES ACTUELLES 11 solide »7, il précise que ce même phonogramme « n’est pas exactement l’œuvre », mais plus exactement « le focus d’appréciation des processus qu’il cristallise »8. De fait, cette cristallisation n’est pas immuable. Un artiste peut, comme dans un Work in Progress, revenir sur ses choix. À cet égard, l’exemple de Zappa est significatif9. Hot Rats, disque enregistré et mixé – et donc figé dans un état solide – en 1969, a été revu, réévalué, par l’artiste lui-même au début des années 1990, offrant un mixage nouveau, intégrant ou effaçant des éléments – notamment au début de « Willie The Pimp » –, voire en modifiant significativement la durée des morceaux. Structure simple et structure complexe : vers une définition ouverte de l’œuvre rock L’exemple de Zappa, qui n’est pas un cas unique, m’amène à proposer une définition ouverte de l’œuvre rock, en distinguant deux éléments ou pôles dont la somme, et elle seule, conduit vers l’œuvre. L’argument développé par Pouivet, purement philosophique, de considérer une chanson comme une structure mince dont l’enregistrement deviendrait une version épaisse, est à cet égard plus qu’intéressant. Je reprendrai cette distinction en substituant aux termes mince et épaisse, ceux de simple et complexe. Là où le philosophe déduit que la structure mince n’est pas l’œuvre, pour n’accorder ce statut qu’à l’œuvre une fois enregistrée – et au risque d’être en contradiction avec une conceptualisation purement philosophique pour ramener le débat dans le giron d’une analyse pragmatique –, je renverserai la proposition pour soumettre la définition suivante : L’œuvre rock est le résultat – la résultante – d’un processus de modification et de mise en espace d’une structure préexistante que j’appelle structure simple. Cette structure simple est constituée, dans la grande majorité des cas, de trois éléments musicaux fondamentaux : 1. la ligne mélodique, 2. la grille harmonique (succession des accords, je verrai plus loin ce qu’il convient sur ce point de retenir), et 3. la structure formelle. À cela s’ajoute un élément – parfois inexistant – dont l’importance est variable : le texte. Les trois éléments purement musicaux sont la base même de l’écriture10 d’une chanson rock. On peut y ajouter la notion de riff – structure qui peut être mélodique, 7 Frédéric BISSON, La pensée rock, Paris, Questions Théoriques, coll. « Ruby Theory », 2016, p. 160. (C’est moi qui souligne.) 8 Frédéric BISSON, La pensée rock, p. 164. 9 Philippe GONIN, « La continuité conceptuelle chez Zappa et la question du statut de l’œuvre musicale rock », dans Juliette BOISNEL et Pierre-Albert CASTANET (éd.), Zappa l’un et le multiple, PURH, 2017, p. 199-224. 10 Le terme « écriture » est entendu dans un sens très large incluant le « geste » du musicien « écrivant » directement par l’intermédiaire de son instrument une œuvre, ou les esquisses d’une future œuvre musicale à part entière. Il arrive par ailleurs que des musiciens de « rock » enregistrent leurs travaux « d’écriture » directement sur bande pour s’en servir ensuite comme base de travail menant à l’œuvre achevée. Voir par exemple le processus d’écriture chez Christian Vander du groupe Magma dans Philippe GONIN, Magma : décryptage d’un mythe et d’une musique, Marseille, Le Mot et le Reste, 2014, p. 101 sq. [2e éd. revue et aug.] 12 MUSURGIA rythmique, harmonique ou une combinaison de l’un ou plusieurs de ces éléments. Ces éléments ne sont pas immuables et peuvent, lors du processus de création, donner lieu à des modifications substantielles lors de leur mise en œuvre en studio. C’est de cette structure simple – lorsqu’elle existe11 – qu’émane par la suite non pas l’œuvre mais une représentation de l’œuvre, constituée par le travail exécuté en studio par des artistes donnant à entendre leur propre version, et dont le résultat est un enregistrement constitutif et gravé – au sens large et incluant donc les versions « dématérialisées » – sur un support. Ainsi, chaque lecture faite d’une structure simple en une structure complexe devient une représentation de ce que l’on peut appeler une œuvre « ouverte »12, résultant d’une combinaison d’éléments multiples. Bien entendu, il conviendrait d’approfondir ces différents points, mais, sous cet angle, uploads/s3/1889-texte-de-l-x27-article-3581-1-10-20200728-pdf 1 .pdf

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