LA JUSTICE, LES PASSIONS ET LES FICI10NS LA THEORIE DE LA JUSTICE SELON HUME, B

LA JUSTICE, LES PASSIONS ET LES FICI10NS LA THEORIE DE LA JUSTICE SELON HUME, BENTHAM ET RAWLS C'est bien étrange que ce qui est faux en soi puisse être vrai en politique. D.Hume S'il peut être intéressant de confronter les philosophies de Hume, de Ben- tham et de Rawls sur la question de la justice, c'est parce que nous trouvons, chez ces penseurs libéraux, trois façons différentes d'envisager la justice, concurrentes, mais d'autant plus faciles à rapporter les unes aux autres que cer- taines d'entre elles se sont explicitement souciées de polémiquer directement avec les autres. Hume fait rupture avec les penseurs contractualistes, dans la tradition des Whigs et de Locke, et il conçoit la justice comme un mixte d'inté- rêts, de raison et d'imagination. Bentham, qui reprend à son compte les argu- ments anti-contractualistes de son prédécesseur, accuse le caractère symbolique de la loi, rejette radicalement tout naturalisme et toute explication de la justice par les passions en promouvant systématiquement et exclusive- ment le principe d'utilité. Quant à Rawls, il renoue, plus de deux siècles après un déclin que l'on pouvait imaginer irrémédiable, avec la lignée interrompue des penseurs du contrat, en tenant compte des critiques de Hume et de Ben- tham, non sans intégrer toutefois quelques aspects de l'utilitarisme naissant de l'Enquête sur les principes de la morale ou de l'utilitarisme doctrinal de la For- mation du gouvernement ou de l'Introduction aux principes de la morale et de la législation. Jean-Pierre Cléro La confrontation de trois auteurs a l'avantage, bien connu de l'auteur des Dialogues sur la religion naturellel , de permettre, pour chaque thèse ou chaque antithèse, une majorité de deux contre un. Chaque thèse fondant tour à tour alliances et rejets, Bentham acceptant un certain nombre de propositions humiennes, mais aussi attaquant sans complaisance celui qu'il reconnaît comme un devancier, dans les Hume's virtues ou dans les Articles on utilita- rism regroupés sous le titre de Deontology2, Rawls attaquant parfois les deux auteurs ou les jouant l'un contre l'autre, on peut inspecter ces majorités. Notre souci, à travers cette antithétique3 que l'on peut porter, grâce à ces trois auteurs, à une certaine pureté, est de savoir s'il peut en en ressortir une conception cohérente de la notion de justice ; et si, en retour, les caractéris- tiques qui résultent de cette confrontation permettent de juger les œuvres consultées. Bentham dit-il la vérité de la philosophie de Hume et son utilita- risme permet-il de répondre aux enquêtes humiennes ? N'y a-t-il pas, au contraire, une résistance de la théorie humienne à son assimilation par la déon- tologie et par la théorie du droit benthamiennes ? Quant à la Théorie de la jus- ticé de Rawls, est-elle le fondement philosophique de la justice des États démocratiques modernes ou la simple justification des inégalités écono- miques, tenues pour indispensables au libéralisme commercial dans des États qui paraissent désireux de connaître et qui, dans une certaine mesure, connais- sent, l'égalité devant la loi et l'égalité des droits politiques? 1. Les pièces en jeu sont toujours les mêmes, quelle que soit la valeur res- pective que leur accorde l'un ou l'autre des trois penseurs. Il faut, en effet, tou- jours distinguer les sources de la justice, qui rendent nécessaire qu'on y recoure; le contenu de la justice, c'est-à-dire ses composantes, lesquelles varient puisqu'elles s'enrichissent au cours de l'histoire, mais qui sont large- ment communes aux trois auteurs ; enfin les moyens, tant objectifs que sub- jectifs, dont on se sert pour garantir ce contenu. Si l'on entre dans le détail qui apparaît sous ces trois titres, on découvre un large consensus entre Hume, Bentham et Rawls. Ils s'accordent d'abord à tenir la rareté des biens, d'une part, les conflits entre hommes, pris individuellement, en familles ou regrou- 1. Les Dialogues sur la religion naturelle mettent principalement en scène trois personnages, Philon, Cléanthe et Déméa, qui font jouer tour à tour des majorités d'idées différentes. 2. Bentham, Deontology, ed. Amnon, Oxford, Clarendon Press, 1983, pp. 289-290 ; pp. 322-324. Nous utiliserons désormais le sigle D pour désigner cet ouvrage. 3. Nous entendons ce terme à la façon kantienne: comme un jeu entier d'antinomies. 4. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987. Nous adopterons désormais le sigle 1] pour désigner cet ouvrage. 2 pés en sociétés, d'autre part, comme la véritable origine de la justice5. Ils ne croient pas plus les uns que les autres à une harmonie spontanée des intérêts. Le contenu est peut-être ce qui les différencie le plus puisque, en contractua- liste, Rawls met en avant la liberté personnelle, conçue comme autonomie, et l'égalité juridique et politiqué, assortie des droits d'expression, des droits de l'opposition politique, de la protection à l'encontre de l'arrestation et de l'em- prisonnement arbitraires ; ce que Hume et surtout Bentham ne récusent pas forcément mais qu'ils traitent comme de moindre valeur par rapport à la sécu- rité des personnes et des biens7, le droit de propriété privéeS assorti de celui de la transférer, la garantie des contrats enfin. Quant aux moyens qui permet- tent de garantir ce contenu, il faut distinguer, pour ce qui est des intermédiaires «subjectifs., selon des degrés différents, la force, l'imagination9, la raison et les passions; pour ce qui est des instruments « objectifs ., les lois et l'institution du gouvernementlO . Bien entendu, chacun de ces éléments peut faire l'objet de discussions et de décisions opposées. Comment un contractualiste n'accorderait-il pas à la pro- messe un sens fondamental, nécessairement récusé par ceux qui n'envisagent nullement le fondement de l'État sur le modèle du contrat? Comment Bentham ferait-il jouer, dans son système, aux passions, la fonction que leur assigne Hume, alors qu'il les tient, contre le penseur écossais, pour des entités fictives? Mais les connivences et les confrontations entre ces auteurs ne sont pas seu- lement topiques; elles ne concernent pas seulement la façon dont on avance les pièces; elles ne sont pas non plus exclusivement hiérarchiques; elles sont 5. Hume, Traité de la nature humaine, Paris, GF-Flammarion, 1993, III, p. 95, p. 116 (note). (Nous adopterons désormais les sigles TNH, 1, II ou III, pour désigner cet ouvrage et ses diffé- rents livres; les Livres 1 et II sont parus chez le même éditeur respectivement en 1995 et en 1991). 1], p. 161 : « L'étude que Hume a faite [du contexte d'application de la justicel est particulière- ment claire L .. l. Pour simplifier, je mets souvent l'accent sur deux conditions: la rareté relative des ressources (pour le contexte objectif) et le conflit d'intérêts (pour le contexte subjectif) '. 6. Comportant évidemment le suffrage universel, le droit d'occuper une fonction publique, etc. 7. Enquête sur les principes de la morale, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 100: «La sécurité des gens est la loi suprême : toutes les autres lois particulières lui sont subordonnées et en dépen- dent, et si, dans le cours ordinaire des événements, on les suit et les observe, c'est uniquement parce que la sécurité et l'intérêt publics exigent ordinairement une administration aussi égale et impartiale '. 8. Dans l'Enquête sur les principes de la morale, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 105, Hume parle de « l'attention la plus sacrée portée à la propriété '. [Nous adopterons dorénavant le sigle EPM pour citer cette œuvre]. 9. L'imagination joue, dans les fondements de la justice, un rôle majeur, reconnu et analysé comme tel par Hume (TNH, III, 113, 117, etc.). 10. Hume tient l'invention du gouvernement pour l'un des artifices par lesquels la nature humaine -pas seulement la société- peut se conserver (TNH, III, 150, 154 ss.). 3 encore modales et tiennent à la distribution du caractère réel ou fictif d'un cer- tain nombre d'entre elles. Sans doute ne s'agit-il pas de tenir pour fictifs la rareté, les conflits ou, du moins, la possibilité de l'une et des autres; mais tous les autres termes le sont ou peuvent être tenus tels. C'est même l'un des prin- cipaux mérites de Hume de n'avoir pas inutilement traité, sur le mode de la fic- tion, ce à quoi on pouvait accorder un statut réel, de n'avoir pas mêlé aux problèmes politiques, comme tant de ses successeurs l'ont fait, les fictions de poètes et de philosophes, toutes les fois qu'il était possible de les approcher scientifiquementll et d'avoir ainsi, sans être toujours entendu12, inauguré une façon moderne d'envisager la philosophie politique. A quoi pouvait bien ser- vir de narrer des contes sur un état de nature qui aurait précédé l'état civil pour fantasmer le dénuement et la guerre de tous contre tous de l'homme sans loi, alors que l'on peut établir, par discussion conceptuelle et réflexion sur l'expé- rience, la nécessité de la justice ?13 Plutôt que de recourir à une histoire à laquelle personne ne croit, pas même celui qui l'écrit puisqu'il prend ordinai- rement soin de dire que ce dont il parle n'a pas d'existence, n'en a jamais eu et n'en aura jamais, Hume démontre, par apagogie mais avec une rigueur archi- médienne, c'est-à-dire par une méthode d'exhaustion, que s'il uploads/S4/ la-theorie-de-la-justice-selon-hume-bentham-et-rawls-pdfdrive.pdf

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  • Publié le Mai 20, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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