QUE SAIS-JE ? Le droit comparé PIERRE LEGRAND Chapitre I Comparer les droits «
QUE SAIS-JE ? Le droit comparé PIERRE LEGRAND Chapitre I Comparer les droits « Je me jette sur mon lit, je rumine et je décide : dorénavant, de l’autre, ne plus rien vouloir saisir ». R. Barthes [1] ortant « son » regard sur ce qu’« il y a » [2], le comparatiste français voudra inscrire une configuration juridique européenne ayant notamment favorisé l’avènement de deux mentalités (de deux constellations de dispositions orientant la négociation avec l’autre et avec soi, intériorisées, consciemment ou non, à partir de structures pré-individuelles méta-stables, structurées et structurantes) ou de deux épistémologies, chacune, dans sa contingence historique, avec ses mécanismes propres d’itération et sa force disséminante particulière : d’une part, la tradition dite « romaniste », de facture nomothétique ; d’autre part, la tradition de common law, d’allégeance idiographique. Étant entendu qu’il convient de réserver prioritairement la désignation d’études « comparatives » aux négociations du comparatiste entre marques discernables de chaque côté de la ligne de crête lui permettant de tracer la distinction entre les deux formations primordialement langagières que constituent ces traditions juridiques (toute tradition juridique est autre) [3], il n’est pas excessif d’appliquer à l’Europe de l’Union européenne une formule de Nietzsche qui parlait, en son temps, d’un « âge de la comparaison » [4]. Car les deux principales traditions juridiques européennes – l’une aux antécédents « romains » et l’autre de souche « anglaise » – sont astreintes à une interaction effective dans le cadre défini par le Traité de Rome et ses successeurs. Ce n’est pas soutenir que le common law n’a pas déjà connu la tradition juridique romaniste. Une archéologie avertie de la tradition de common law révélera d’ailleurs comment celle-ci, en tant que manifestation coutumière précoce de ce qui allait devenir du droit français, a fait figure de sous-produit de la tradition romaniste. Le common law qui s’affine au xiie siècle n’est guère qu’un dépliage du droit normand de l’époque. Et puis, la pensée romaniste aura marqué pendant plusieurs siècles, tant sur le plan matériel que processuel, certains droits d’exceptions anglais issus des cours ecclésiastiques, de la « cour » de Chancery appliquant l’« Equity » et de la cour d’amirauté. Mais l’impact de la tradition romaniste se trouve largement borné à ces régimes complémentaires. Peu importe la tessiture du droit universitaire et latin qu’on a affublé de l’épithète « jus commune » [5], celui-ci n’a jamais conquis le common law anglais quoique l’aspiration ancestrale à l’universel ressentie par le juriste de tradition romaniste le conduise à oublier cette circonstance. Le droit de l’Union européenne impose au common-law anglais un authentique entendement de la tradition juridique romaniste dans son expression historique et contemporaine. Soit un renvoi préjudiciel en interprétation à la Cour de justice de l’Union européenne (cjue) venu d’Allemagne. La réponse de la Cour constitue du droit de l’Union européenne, soit du droit anglais – l’interprétation judiciaire favorisant la thèse de l’effet direct du droit de l’Union européenne dérivé, certes contestable, le voulant ainsi. Parce qu’un litige allemand donne donc naissance, au terme d’une transmutation par la cjue, à une manifestation de droit anglais, la « communauté » juridique anglaise, soucieuse d’imputer une signification au passage du fait (allemand) au droit (anglais), doit se pencher sur le droit allemand même afin de prendre la mesure du cadre dans lequel celui-ci a jugé pertinent de juridiciser, en l’européanisant, une quelconque trame factuelle. Or cet entendement du droit allemand exige une bonne connaissance de la culture juridique allemande qui, en tant qu’« armoire aux possibles » [6], confine ce qui, en Allemagne, vaut comme relevant du droit. Selon une certaine économie (au sens d’« oikos ») revendiquant son lieu et son temps, un droit s’inscrit inéluctablement en une culture juridique (et, par son truchement, en une tradition juridique) [7]. Il est prescrit par elle. Et, afin d’entendre l’état du droit allemand, le « common- law lawyer » est requis d’en analyser la formation culturelle à plus d’un titre, car cette culture juridique allemande se trouve comme étant elle-même inscrite en une culture allemande tout court, « grammaire génératrice » [8], patrimoine symbolique, qui la constitue et dont elle est la manifestation puis, au moyen d’un mimétisme qu’elle ne dément que rarement (et c’est notamment ainsi que « le monde est absolument, complètement juridique » [9]), qu’elle contribue à conforter (ce qui est dire que la structuralité des structures évoquées précédemment est culturelle) [10]. Pour sa part, le juriste italien est mêmement tenu de déchiffrer le common law dans sa spécificité culturelle afin d’attribuer du sens à des controverses qui, issues d’Angleterre ou d’Irlande, donnent naissance, au terme d’une escale au Luxembourg, à du droit italien (la tâche de l’Italien n’étant d’ailleurs pas simplifiée en l’absence de transit de la jurisprudence de common law par le Grand-Duché) [11]. Aussi la mise en garde de R. David demeure d’actualité : « [Le droit] ne saurait être [entendu] sans la P connaissance de la société qu’il gouverne, et dans l’ignorance des manières de se conduire, de penser et de sentir des membres de cette société » [12]. Que le comparatiste songe à la langue, à l’organisation sociale, économique ou politique, à l’histoire, aux pensées philosophiques qui se sont ancrées dans un territoire, l’ensemble de ce qu’il peut envisager comme étant recoupé par l’expression « culture allemande » (dont le contenu reste des plus fluides en ce qu’une culture n’attend jamais toute faite son interprète) demeure pertinent à l’entendement de ce qu’il traite, au sens technique, comme participant du « droit » [13]. « L ’événement le plus ordinaire fait [du comparatiste] un voyant » [14]. Ce n’est pas un hasard que le droit anglais tel que le comparatiste français le fréquente, factuel et utile, concret et pragmatique, tributaire de l’apprentissage comme source de la régularité et de la concordance des pratiques, se soit façonné au pays de J. S. Mill et de H. Spencer, qui n’est ni le pays de Descartes ni celui de Hegel. Et il ne tient pas de la coïncidence qu’on retrouve dans les contrées de common law non pas le plan paysager des jardins de Le Nôtre, espaces d’ordre et d’harmonie privilégiant « la symétrie monumentale de la perspective » et se faisant la « traduction élégante et raffinée d’un absolutisme royal prétendant commander même à la nature » [15], mais bien les plates-bandes et massifs de Gertrude Jekyll évitant tout effet de géométrie. À l’écart du formalisme français, « [l]’Anglais ne réalise pas des arrangements floraux : il “fait” des bouquets ; cela signifie que les fleurs sont arrangées de façon plutôt impulsive et qu’elles se placent comme elles le peuvent dans le vase » [16]. Loin de connoter une entité homogène, hermétique et statique, la notion de « culture » renvoie à une constellation complexe, discontinue et distendue, de signes ayant valeur normative au vu d’une interaction spatio-temporelle entre individus co-existant en une « communauté » identifiable. Inculqués, consciemment ou non, par répétition et absorbés, consciemment ou non, par imitation [17], ces signes ont trait à l’ensemble des activités privées ou publiques à caractère linguistique, philosophique, social, économique, politique, religieux ou juridique [18]. À cet égard, la culture et l’individu ne sont pas dans une relation de cause à effet et la culture ne signifie pas la dépersonnalisation. Sur le plan individuel, il y a plutôt « traduction » (ce qui n’est pas « reflet ») de structures « communautaires », dans le cadre d’une négociation complexe, réglée et souple, qui fait que mon voisin et moi participons de la « même » culture alors que « ma » culture n’est pas la « sienne » [19]. En la culture, ces jalons qui font du sens sont extraits d’une multitude apparemment infinie de sources, y compris « exogènes ». Or la valeur prescriptive de toute « importation » reste tributaire d’une acculturation, donc d’une ré-interprétation locale à la lumière de la gouvernementalité en vigueur, par exemple à l’aune de la dynamique de pouvoir régissant la « communauté » et la répartition du capital intellectuel dans la « communauté » [20]. La notion de « communauté » demande d’ailleurs à être cernée, car elle ne vise ici ni les bandes d’adolescents ni les associations d’internautes ou autres entités tellement particulières [21]. Au premier chef, il s’agit de sociétés caractérisées notamment par l’existence d’une langue, d’un territoire et d’institutions « communs » ainsi que par la transmission de savoir-faire implicites à travers les générations – G. Agamben fait d’ailleurs opportunément sa place à l’idée de « Nachleben » pour préciser la portée de la culture [22]. Malgré ces structures de cohésion, une culture demeure contestée de l’intérieur. Inévitablement morcelée, elle est constamment en devenir. Lorsqu’il est fait renvoi à la culture dans ce livre, le mot veut signifier qu’il existe parmi les groupes d’individus ayant en partage langue, territoire et institutions des pratiques prédominantes qui, par-delà l’hybridité particulière à chacune de ces « communautés », les distinguent les unes des autres en révélant comment en chacune d’elles, singulièrement, « uploads/S4/ que-sais-je-n03478-pierre-legrand-le-droit-compare-2011-presses-universitaires-de-france.pdf
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- Publié le Sep 14, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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