1 Publié dans Corpus. Revue de philosophie, n°64, Le droit naturel, 2013, p. 14
1 Publié dans Corpus. Revue de philosophie, n°64, Le droit naturel, 2013, p. 149-172. De thermidor à brumaire : la victoire de « la vaste conspiration contre les droits de l'homme » Yannick Bosc, GRHIS-Université de Rouen En 1828, Philippe Buonarroti, ami de Robespierre et de Babeuf, résume l'origine des luttes politiques de la Révolution française en ces termes : « Ce n'est pas bien rendre la nature de ces dissensions, que de les comparer aux systèmes politiques des anciens : il faut la chercher dans nos mœurs [i.e dans notre époque] et dans nos connaissances en droit naturel »1. Sous la Convention, précise Buonarroti, ces conflits politiques qui prennent leur source dans le droit naturel ont divisé les Montagnards et les Girondins. Ces derniers représentent alors le « système d'égoïsme », inspiré des physiocrates et de leurs émules. Ils prônent un ordre social fondé sur la liberté du propriétaire, estimant que « la liberté n'est autre chose que la faculté illimitée d'acquérir »2. Le 31 mai-2 juin 1793 les Girondins sont donc renversés parce qu'ils forment « une branche de la vaste conspiration contre les droits naturels des hommes » dont ils sont « les principaux instigateurs » 3. L'offensive, arrêtée par le mouvement populaire et la Montagne, reprend sous la Convention thermidorienne avec le retour des Girondins. La Déclaration de l'an III-1795 a ainsi pour principale caractéristique de rompre avec les principes du droit naturel sur lesquels se sont fondées ses devancières de 1789 et 17934. La Constitution de l'an VIII-1799 qui suit le coup d’État de Bonaparte réalise ensuite ce que de nombreux Conventionnels souhaitaient déjà en l'an III : qu'il n'y ait pas de Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en tête de la Constitution. Ce sera la norme jusqu'à la Libération. Il s'agira ici, en suivant Buonarroti, de décrire les modalités de ce changement de paradigme en l'an III et le travail d'ajustement qu'il génère au moment où s'institue, sous le Directoire, une science sociale qui s'établit sur le rejet du jusnaturalisme et sert, entre autres choses, à justifier un ordre social des propriétaires. Les « axiomes anarchistes » du droit naturel Au lendemain de la répression de la dernière grande journée révolutionnaire du 1er prairial an III-20 mai 1795, et après s'être purgée des derniers Montagnards, la Convention a toute latitude pour substituer une nouvelle Constitution à celle qu'elle avait votée en 1793. Le 5 messidor an III-23 juin 1795, Boissy d'Anglas en présente le projet. Pour le légitimer, il stigmatise le texte de 1793 qu'il décrit comme étant l'œuvre de la tyrannie robespierriste dont l'objectif était de fixer la Terreur dans les institutions et d'organiser l'anarchie. La rupture avec la Constitution de 1793 achève le moment politique qui a été ouvert par le 9 thermidor an II : « Nous vous déclarons tous unanimement que 1 Philippe Buonarroti, Conspiration pour l'égalité dite de Babeuf, Paris, Editions sociales, 1957, t. 1, p. 25 2 Ibid., note 1, p. 26 3 Ibid., p. 33-34. 4 Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992. 2 cette constitution n’est autre chose que l’organisation de l’anarchie, et nous attendons de votre sagesse, de votre patriotisme et de votre courage qu’au lieu de vous laissez abuser par de vains mots vous saurez, après avoir immolé vos tyrans, ensevelir leur odieux ouvrage dans la même tombe qui les a dévorés. » 2 Parce qu'elle livre le pays à un « peuple constamment délibérant » composé d' « hommes oisifs et turbulents »5, la Constitution de 1793 est un obstacle à la construction d'un ordre social fondé sur la propriété. Or, les sociétés sont constituées afin de garantir les propriétés, ce qui implique que seuls les propriétaires sont aptes à les gouverner. La propriété engendre donc la vertu politique et les non- propriétaires doivent être exclus de l'exercice des droits politiques. En conséquence, toujours selon Boissy d'Anglas, ce n'est pas dans l'état de nature, un état sans propriétaire, que se trouve la norme qui doit permettre de définir l'état social. La Constitution de 1793, qui donne aux non-propriétaires le droit d'établir la loi, est ainsi inapte à organiser un ordre social puisqu'elle génère l'anarchie de l'état de nature. En d'autres termes, elle n'est pas une Constitution. « Nous devons être gouvernés par les meilleurs : les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois : or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouvez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne l’éducation qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie. L’homme sans propriété, au contraire, a besoin d’un effort constant de vertu pour s’intéresser à l’ordre qui ne lui conserve rien, et pour s’opposer aux mouvements qui lui donnent quelques espérances. Il lui faut supposer des combinaisons bien fines et bien profondes pour qu’il préfère le bien réel au bien apparent, l’intérêt de l’avenir à celui du jour. Si vous donnez à des hommes sans propriété les droits politiques sans réserve, et s’ils se trouvent jamais sur les bancs des législateurs, ils exciteront ou laisseront exciter des agitations sans en craindre l’effet ; ils établiront ou laisseront établir des taxes funestes au commerce et à l’agriculture, parce qu’ils n’en auront senti ni redouté ni prévu les déplorables résultats ; et ils nous précipiteront enfin dans ces convulsions violentes dont nous sortons à peine, et dont les douleurs se feront si longtemps sentir sur toute la surface de la France. Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social ; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature ».6 La commission des Onze, au nom de laquelle s'exprime Boissy d'Anglas, a donc rédigé un projet de Déclaration dans lequel la référence aux droits naturels a été gommée. L'article 2 précise ainsi que « les droits de l'homme en société sont la liberté, l'égalité, la sûreté, la propriété ». De ce projet de Déclaration, souligne Boissy d'Anglas, « nous avons banni avec soin tous ces axiomes anarchiques recueillis par la tyrannie qui voulait tout bouleverser, afin de tout asservir »7. Le rapporteur de la commission désigne tout particulièrement le droit à l'insurrection : « vous conviendrez qu'il est immoral, impolitique et excessivement dangereux d'établir dans une constitution un principe de désorganisation aussi funeste que celui qui provoque l'insurrection contre les actes de tout gouvernement […]. Nous avons donc supprimé l'article XXXV, qui fut l'ouvrage de Robespierre, et qui, dans plus d'une circonstance, a été le cri de ralliement des brigands armés contre vous »8. Dans les Déclarations de 1789 et de 1793, le droit à l'insurrection, ou de résistance à l'oppression, est un droit naturel. L'article 35 de la Déclaration de 1793 que dénonce Boissy d'Anglas en indique 2 Le Moniteur, réimpr., t. 25, p.90. 5 Ibid. p. 91 6 Ibid., p.92. 7 Ibid., p. 109. 8 Ibid. 3 les modalités : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». En 1789 et en 1793, le droit à l'insurrection souligne la fonction normative de la Déclaration des droits qui, dans un cas d’atteinte aux droits naturels de l’homme, dit la loi. Elle légitime la résistance puisque lorsque le contrat social est rompu, chaque citoyen recouvre son pouvoir exécutif des lois de la nature. Or, insiste Boissy d'Anglas, la Déclaration des droits « n'est pas une loi », elle n'organise pas la société et n'est que le « recueil de tous les principes sur lesquels repose l'organisation sociale : c'est le préambule nécessaire de toute constitution libre et juste ; c'est le guide du législateur »9. Elle ne doit donc pas comporter de disposition qui la placerait au dessus de la Constitution qui, elle, est la loi. Par exemple, elle ne doit pas légitimer une insurrection contre la « Constitution libre et juste » qui exclut les pauvres des droits de citoyen afin de fonder un ordre social des propriétaires. Le 16 messidor an III-4 juillet 1795, au premier jour du débat à la Convention, avant que la discussion des articles de la Déclaration ne débute, Jacques-Marie Rouzet accentue cette logique. Il regrette tout d'abord la « manie des préambules » à la Constitution. Mais s'il faut sacrifier au rituel, il conviendrait au moins de ne pas présenter la Déclaration sous la forme d'articles puisqu'elle n'est pas une loi, et ainsi éviter la confusion entre la loi et la Déclaration. Le même jour, Jean-Baptiste Mailhe développe une argumentation identique. Il propose d'ajourner le débat sur la Déclaration et d'ouvrir celui sur la Constitution. Daunou qui dirige les débats et a conçu le projet constitutionnel, repousse uploads/S4/ y-bosc-revue-corpus-droit-naturel 1 .pdf
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- Publié le Jan 09, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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