Définir l'équité Magdi Sami ZAKI Maître de conférences à l'Université de Paris
Définir l'équité Magdi Sami ZAKI Maître de conférences à l'Université de Paris X RÉSUMÉ.- Il existe deux définitions principales de l'équité. Selon l'une, faussement attribuée à Aristote, « l'équité est la justice dans le cas concret». Selon l'aurre, «l'équité est une exception au droit strict». Aucune autre notion fondamentale n'a été entourée d'autant de mystères, d'incertitudes et d'embarras comme en témoigne l'idée reçue assimilant l'équité à une sentence discrétionnaire laissée à la libre appréciation du juge. En réalité, l'équité n'est pas un jugement flou, impressionniste. Elle se dégage d'une démonstration rigoureuse qui ne saurait être réfutée, infmnée, renversée par la preuve conrraire. 1. Faillibilité des lois. Si les hommes étaient parfaits, ils n'auraient pas besoin de « lois ». Si les « lois » étaient parfaites (1), elles ne s'opposeraient pas à l'équité. Les lois corrigent les hommes. L'équité corrige les lois, les seconde, supplée à leur défail- lance selon le mot de Papinien (2). 2. Aequitas, nivellement. Le droit romain, jus civile, était réservé aux citoyens ro- mains. Les étrangers (peregrini) n'ont cessé de grossir la population avec l'extension de l'Empire romain. Un magistrat spécial, le praeter peregrinus leur appliquait, à partir du milieu du me siècle avant J.-C., les principes généraux en vigueur chez les différents peuples méditerranéens. C'est la consécration du droit des gens, le jus gentium beaucoup moins formaliste que Je droit romain. Le triomphe des règles du droit des gens était tel qu'elles fmissaient par s'appliquer aux Romains eux-mêmes. La bonne foi est devenue le fondement des rapports contractuels. Les classifications anciennes se sont estompées peu à peu. TI en est ainsi entre Latins et Grecs, citoyens et étrangers, libres (ingénus) et es- claves affranchis, entre praticiens et plébéiens, entre biens précieux (res mancipi) et biens non précieux (res nec mancipi), entre parenté fondée sur la volonté du pater fami- lias (agnatio) et parenté par le sang (cognatio). Cette opération consistant à lever les cloisonnements, à supprimer les ségrégations, à faire disparaître les distinctions abs- traites s'appelait aequitas, l'équité, c'est-à-dire l'égalité, l'équivalence, Je nivellement entre les choses (3). L'aequitas dérive du sanscrit éka, aika ou aikya qui signifie un. «Mi é tutt'uno », «alles ist mir eins » (4). Tout est égal, pareil, semblable. Rappel (1) COTI A, « Le droit à l'infaillibilité et la faillibilité du droit », in L'infaillibilité, Paris, 1970, p. 27. BEUDANT disait: «Toute loi en soi est un mal », V. Le droit individuel et l'Étal, 1891, p. 148. (2) JESTAZ, V0 Équité, Encycl. Dalloz, t. 4, n° 2. (3) Henry SUMMER MAINE, L'ancien droit, Paris, 1874, trad. Courcelle Seneuil, p. 42 et s., 57, 8. Aly BADAWI, «Recherches sur l'histoire générale du droit », t. 1, éd. Egypte, 1947, p. 70 (en arabe) ; GUARINO, « Equità » (Diritto romano), Nov. dig. il., t. VI, p. 620. (4) G!ANNINI, « L'equità >>,Arch. giur., 1931, t. XXI, p. 181. 88 VOCABUlAIRE FONDAMENTAL de l'unité des origines, de l'unité cosmique dont l'Antiquité égyptienne avait la profonde intuition puisque Dieu était représenté moitié homme, moitié animal. 3. L'équité :justice dans le cas concret. Il est très courant de définir l'équité comme « la justice dans le cas concret » (5). Çette définition remonte aux scolastiques ~ui ré- sumaient ainsi un passage célèbre de l'Ethique à Nicomaque (6). Or cette contractiOn est une déformation de la pensée d'Aristote, proteste énergiquement le professeur Frosini (7). Jamais un homme d'une telle intelligence, dit-il, n'a proféré une sottise de ce genre (8). Si l'équité est une justice dans le cas concret, en quoi consiste la justice tout court? Est-ce une justice dans le cas abstrait ? Cela est absurde. La justice est une pratique par excellence. Elle se trouve seulement dans l'action. Elle n'aura pas lieu en dehors des cas concrets. Aristote voulait dépasser la règle écrite conçue pour la généralité des cas en fai- sant de l'équité le droit (et non la justice) dans le cas concret (9). L'équité serait syno- nyme d'un droit non écrit comme le droit anglo-saxon forgé par des co~tumes et des pré: cédents judiciaires. Elle serait une libération des textes comme le drOit musulman « qut devrait être tout entier dans le Coran mais qui, en réalité, est presque tout entier en de- hors de lui » (10). Cependant le droit non écrit se laisse figer dans des solutions rigides, comme ce fut le cas de la common law anglaise (11). Il s'atrophie sous la pesanteur des traditions, à l'instar du droit musulman (12). Plus qu'un droit non écrit, l'équité est une méthode casuistique, portée vers l'individualisation et la recherche de la solution adaptée à l'espèce. 4. L'équité : exception au droit strict. Cicéron avertit: le droit le plus strict est la plus grande injustice, summum ius summa injuria. Face aux lois inflexibles, l'équité se présente comme une force d'opposition. Le contraste est frappant au cours de l'histoire entre« epiekeia et nomos, aequitas et ius, equity et common law, Billigkeit et strenges Rechts » (13). L'équité est « une exception au droit strict» (14). Cela suppose l'existence d'une règle préalable sévère. Or l'équité opère aussi dans le ~ilence d_es lois. Le dro_it s~ict n'est pas inique en soi. L'équité consisterait parfois à appliquer strictement le dro1t strict, (5) MI CEL!, « Sul principio di equità », in Studi di diritto ... in onore di V. Scialoja, Mi- lano, 1905, p. 89 ; CARNELUTTI, « L'equità ne! giudizio penale », Gius. pen. 1945, p. 3 ; Carlo Maria de MARINI, Il giudizio di equità nel processo civile, Padova, 1959, p. 276. (6) ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. J. Voilquin, Garnier-Flammarion, Livre V, chap. x. (7) FROSlNI, << Equità (nozione) », in Enciclopedia del diritto, t. XV, p. 69. (8) Intervention aux débats, L'équité, Lecce, Giuffré, 1975, p. 127. (9) FROSINI, Nozione di Equità, op. cit.p. 70. (10) Jean CRUET, La vie du droit et l'impuissance des lois, Paris, 1908, p. 36. (11) PASLEY, « L'equity en droit anglo-arnéricain »,in Rev. internat. dr. comp.1961, p. 292. (12) La notion d'intérêt joue en droit musulman le même rôle que l'équité (TYAN, « Métho- dologie et sources du droit en Islam», Studia islamica, t. 10, p. 79 ; CHEHATA «L'équité en tant que source du droit hanafite », ibid., t. 25, p. 123 ; Mohammed SULTAN, L'équité entre le droit musulman et le droit romain, Beyrouth, 1962 (en arabe)) ; l'intérêt doit cependant, écrit Je Professeur l<HALLAF, dans son ouvrage Science des fondements du Figh (doctrine) (éd. Dar Al Kalarn, 1978, p. 86 et s.) être réel et non fictif, l'intérêt serait fictif si l'on retirait à l'homme son droit de répudier sa femme. L'intérêt ne doit pas contredire un texte. On ne tient pas compte, selon cet auteur, de l'intérêt exigeant l'égalité des sexes dans J'héritage, car celle- ci est abrogée par le Coran. (13) PEREZ LUNO,« Aspetti e funzioni dell'equità », in Riv. int.ftl. dir., 1977, p. 838. (14) AGOSTINI, « L'équité », D. 1978, chr. p. 7 el s; LANGE, « lus aequum und ius strictum bei den Glossatoren », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, 1954, p. 319 ; Ralph NEWMAN, Equity and Law, New-York, 1961, p. 13. DÉFINIR L'ÉQUITÉ 89 à attr-ibuer à ch~cun so~ dû sans faveur ni laxisme (15). L'équité peut également être in- transigeante et tm~ratJVe (16). L'art 1152 du code civil autorise le juge à modérer la ~lause pénale m~Ifestement excessive. Ce pouvoir modérateur du juge ne saurait être ~carté P~-1~ parues. « !out~ stipulation contraire sera réputée non écrite». Les excep- ù_o?s qm evm:ent le droit ~trict sont nombreuses et de nature différente. L'état de néces- Site ne con~aJ~ pas d~ 101. Il déroge aussi aux dispositions légales rigoureuses (17). Co~ment d1stmg~er etat de nécessité et équité? « L'équité, observe Kant, admet un drOit sans contramte (Recht ohne Zwang) et la nécessité une contrainte sans droit (~wang ohne Rec;ht) » (18~. Il serait cependant inexact de croire que l'équité soit plato- ru_ que. Elle peut e~ ~ssorne de sanc~ons très dissuasives. Selon le droit prétorien, si Je defendeur refuse d executer en nature, il devra payer une indemnité laissée à l'appréciation du de~an_d~ur ! (19) En Anglet~~e . 1~ Chancelier qui tranchait le litige en equity JX?Uvatt delivrer des ordres, des lflJOnct.Ions, des wrights sub poena (20), exigeant du defendeur ?e se c?~porter de telle ou telle manière, sinon il « sera envoyé en prison ou verra ses bie~s saiSIS et mis sous séquestre« (21). ~- ~ mé;It~ de la définition est d'indiquer l'esprit de l'équité. La méthode d'indivi- d~~Isauon s_onente dan~ le sens de 1~ mod_é~aùo~. ~·éq~ilé agit pour atténuer, assouplir, m,Itlger_les ngue~s _ex_tremes du droit ~si tif. L epzekew grec signifie indulgence (22). L ~equztas romam _etait ~evenu sous l'mfluence du christianisme, synonyme de beni- gmtas (23), humamtas, p~etas, caritas (24), clémence et mansuétude (25), notions à ne pas co_n~?n~e ~vec le p_ardon ou la grâce qui peuvent ne pas être mérités et s'exercer malg~e li!!di~fllt~ du SUJet aJo_ rs que la clémence est méritée (26). L'équité serait donc ~e disp~n~ JUStifiée par uploads/S4/ zaki-1990-definir-l-equite 1 .pdf
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- Publié le Fev 22, 2021
- Catégorie Law / Droit
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