Du papier et des mots Abidjan, le 25/02/2018 Tout près ou un peu plus loin ? Ch
Du papier et des mots Abidjan, le 25/02/2018 Tout près ou un peu plus loin ? Cher Charles, Je ne vous connais pas mais pour être plus à l’aise, je vais me permettre de vous tutoyer. J’ai trouvé ton adresse grâce à cette application de correspondance pour les personnes qui se sentent seules et comme tu le sais, elle donne des noms et des adresses au hasard sans plus d’informations sur la personne qui recevra le courrier. Je ne sais pas pour toi mais moi, j’ai juste besoin de parler à quelqu’un. Quelqu’un qui ne me jugera pas, qui ne classifiera pas selon l’étroitesse de son esprit à cause de préjugés sur qui je suis. J’ai essayé de tenir un journal intime vu que je me refuse à parler (de ces choses-là en tout cas) aux gens de mon entourage. J’ai essayé, vraiment, mais j’ai besoin d’avoir l’impression de parler à quelqu’un ; que quelqu’un me réponde. C’est paradoxal, non ? Je refuse de parler à mon entourage pourtant je suis prête à raconter ma vie à un total étranger. Mais tu sais quoi ? J’ai conscience d’être quelqu’un d’étrange. J’ai parfois l’impression qu’il y’a le monde, les autres et une certaine loi sociale, le tout qui va dans un sens et que moi je prends les petites voies sinueuses plutôt que la ligne droite. Oh, j’oubliais, je me présente : je suis Muriel mais je préfère qu’on m’appelle M. et j’ai vingt-deux ans. Je suis l’heureuse grande sœur de jumeaux, un garçon et une fille de dix-sept ans. Tu perçois de l’ironie ? Tu as raison. Attention, je ne veux pas dire que je ne les aime pas, bien au contraire. C’est juste que c’est… compliqué. La famille, c’est toujours compliqué. D’ailleurs, la vie ne l’est-elle pas ? Néanmoins, ma famille n’est pas le sujet que je veux aborder. Du moins, pas pour l’instant. Je veux plutôt parler de moi, pour une fois. De ce que je veux, de ce que je crois, de ce que j’espère sans que tout cela ne soit relié à personne. Je ne veux pas te donner l’impression que je suis égocentrique mais c’est réellement quelque chose dont j’ai besoin. Et vu que je suis sensée me présenter, ça tombe bien, non ? Je viens d’une famille plutôt aisée, je n’ai pas à me plaindre de ce côté-là. C’est juste que j’ai été une enfant à part. Je n’aimais pas jouer avec les autres, à l’école. Je n’aimais pas les activités de groupe, je préférais la solitude et la lecture. Dès que j’ai su lire, je me suis enfermée dans l’univers des livres. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours eu une imagination débordante. Les livres étaient le meilleur moyen que j’avais trouvé pour l’utiliser à plein régime. En grandissant, je suis restée aussi ‘’coincée’’ que je l’étais enfant bien sûr je me suis fait quelques amis qui m’acceptaient tel que j’étais mais c’est dur tu sais, être différente. Tu sais, le côté positif chez nous, c’est que le nul de la classe n’est pas moqué, il est juste moins bien intégré. Quand j’avais seize ans, les filles de mon âge cherchaient à sortir avec des garçons, à aller à des ‘’zêh partie’’ (c’était des fêtes où les adolescents se louaient une maison et y organisaient une soirée avec énormément d’alcool), certaines géraient déjà bizi. Moi, je ne trouvais pas ma place. Je ne cessais de m’interroger sur la vie, sur le monde qui m’entourait, sur le sens des choses et sur le rôle que j’avais à jouer au milieu de tout ça. Sais-tu ce que ça fait de ne pas se sentir à sa place ? …J’ai choisi ton adresse parce que je sais qu’il n’y a aucune chance pour que l’on se rencontre toi et moi. Cette jeune fille Il y’a un tas de choses qui me font me sentir à part Je me suis beaucoup étalée pour une première rencontre, j’espère que cela ne te dérangera pas. Bien à toi, M. Toulouse, le 14/03/2018 Chère M, Ce fut un grand plaisir pour moi de te lire. Tu me sembles être une jeune fille vraiment intelligente. Je te rassure, tu ne t’es pas étalée dans ta lettre. Pour être honnête, j’aurais bien lu quelques pages de plus. Tu connais déjà mon prénom mais mes amis m’appellent Bag. J’ai une confession à te faire, je n’ai aucune idée de l’application dont tu me parles. Bien que j’ai une petite idée de qui m’y a inscrit et j’en suis heureux. Tu sais, je ne reçois pas beaucoup de visite là où je suis. Un immigré congolais dans une maison de retraite en France, c’est pas vraiment le clou du spectacle. C’est une chouette coïncidence que tu sois ivoirienne, ma femme Mélanie, l’était. J’y ai même vécu pendant quelques années avec elle mais c’était bien avant ta naissance, je le crains. Ta lettre m’a beaucoup fait penser à ma mère, tu sais petite ? Laisse-moi te dire que nos vies, à elle et à moi n’ont pas été un long fleuve tranquille. Pourquoi n’as-tu pas voulu me parler de famille ? Cela à exciter ma curiosité. Je suis né en mille neuf cent trente-trois à Léopoldville actuel Kinshasa lorsque la République Démocratique du Congo était encore le Congo belge. Ma mère s’appelait Clarisse Fula, elle était la fille d’une esclave sénégalaise immigrée qui avait suivi son maitre au Congo et qui s’était uni à un homme de Katanga. Elle avait travaillé tous les jours dès ses neuf ans dans un champ de coton jusqu’à la grande dépression. Après ça, le travail s’était fait moins intense car les blancs n’exportaient plus autant qu’avant. A l’époque il y’avait énormément de restrictions, les noirs avaient un couvre-feu de vingt et une heure à quatre heures du matin, nous n’avions pas le droit de nous rendre dans le centre-ville, nous vivions dans des ce qu’ils appelaient ‘’les cités indigènes’’, nous avions à peine le droit de regarder en face encore moins de répondre aux blancs sous peine de lourdes représailles. Je n’étais pas le fils de son mari, j’étais le résultat d’un abus de la part d’un des blancs qui surveillait les travailleurs du champ. Être un mulâtre sous la colonisation n’est pas chose facile, tu es difficilement accepté par les tiens et automatiquement rejeté par les autres. Tu es une espèce d’entre-deux et les autres te le font bien sentir. Ma mère était une femme magnifique, forte et fière qui ne se plaignait jamais, qui était résiliente et optimiste.. Elle disait que les choses telles que nous les vivions étaient nettement plus facile que lorsqu’elle était plus jeune et que c’était la preuve que la situation ne pouvait qu’aller en s’améliorant. Les enfants qui n’étaient pas serviteurs ou qui ne travaillaient pas allaient s’instruire avec les sœurs franciscaines de Marie. Ce fut mon cas. Elles nous ont parlé de Dieu, du seigneur Jésus, de ses miracles et de son amour pour l’homme Un jour j’ai demandé à l’une des sœurs si Dieu nous aimait également, nous les noirs Elle fut d’abord surprise et prit un moment avant de répondre que Dieu aimait toutes les créatures qu’il avait créé. Alors je lui ai demandé pourquoi, si ils nous aimait pourquoi laissait-il de telles horreurs nous arrivé sans rien faire. Elle m’a répondu que c’était le moyen qu’il avait choisi afin que nous puissions le rencontrer et que c’était aussi un moyen de nous purifier de tous les péchés que nous avions commis comme il l’a fait avec Noé, comme à Sodome et Gomorre, comme en Egypte, il laisse la tragédie s’abattre afin que nous soyons dignes de lui. L’ai-je cru à cette époque ? Je n’en suis pas certain mais je sais que cette conversation a façonné ma vision, de la religion mais également de la vie. Et j’avais eu raison. La vie aujourd’hui est le résultat de toutes ces tragédies vécues par le peuple noir. Grâce à la venue des missionnaires et donc de l’esclavage, nous vivons tel que nous vivons aujourd’hui. Les noirs sont en colère par rapport à ce qui c’est passé durant ces siècles et je ne dis pas qu’ils ont torts. Oui ça a été injuste, oui ça a été dur mais c’est du passé. Je vais te dire une chose sur le passé dont il faut que tu te souviennes, petite : la culpabilité, la rancœur, la rancune ainsi que toutes les émotions négatives que l’on trimballe du passé, ça ne change rien. Retiens bien ça, petite. Se mettre en colère quand on ne peut rien faire est une réaction imbécile de notre égo et ça ne fait que nous empoisonner. Ceux vivants à cette époque avaient le droit à la rage vis-à-vis de leur situation. Si notre peuple veut se mettre en colère aujourd’hui, que ce soit lié à notre condition actuelle parce que l’histoire ne sera pas réécrite. Et crois-moi au jour d’aujourd’hui, y’a de quoi ne pas s’ennuyer. uploads/Histoire/ 1001-lettres.pdf
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- Publié le Jan 04, 2023
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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