La didactisation du français vernaculaire, Caen, PUC, 2020, p. 153-186 Didactis
La didactisation du français vernaculaire, Caen, PUC, 2020, p. 153-186 Didactisation du français ordinaire : les défis de la variation dans l’enseignement des temps du passé en français langue étrangère * Anita Thomas Université de Fribourg, Suisse 1. Introduction L’objectif de cette contribution est de discuter l’utilisation de données de français parlé ordinaire (vernaculaire) dans le cadre d’activités didac tiques visant le développement des temps du passé en français langue seconde ou étrangère (dorénavant L2) pour des apprenantes 1 adultes de niveau avancé. Cette démarche s’inscrit dans une mouvance didactique récente dans laquelle les corpus présentant des usages « authentiques » de la langue cible sont utilisés comme ressource pour la présentation et l’illustration de celle-ci dans le but de compléter, voire de remplacer les textes et exemples construits (André, ce volume ; Boulton & Tyne 2014). L’utilisation des corpus comme ressource didactique se situe dans la ligne directe du renouvellement de la description linguistique à travers la linguistique de corpus (Williams 2005). À la suite des approches théoriques prônées par Saussure et Chomsky, la linguistique s’est longtemps attachée à décrire la langue en tant que système dans une volonté de mettre en évidence une organisation théorique fondamentale, laissant peu de place à la variation, et reléguant la variation inter- et intra-personnelle à la marge (Mayaffre 2005 ; Rastier 2005). Le renou vellement et le développement de la linguistique de corpus à la fin du XXe siècle ont pris le contre-pied de ces descriptions, considérées comme réductrices et normatives, pour mettre la langue dans son usage au centre des intérêts de descriptions linguistiques. Les corpus de langue écrite et parlée produite de manière plus ou moins spontanée et naturelle * Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont eu la gentillesse de commenter des versions orales et écrites de ce travail, en particulier les chercheurs et cher cheures du réseau FRACOV (Français contemporain vernaculaire : http://www. univ-paris3.fr/fracov-227156.kjsp) des rencontres de juin 2017 et janvier 2018. Je remercie également la personne qui a relu la contribution et supprimé toute trace de vernaculaire dans celui-ci. 1. Afin d’en faciliter la lecture, seule la forme féminine est utilisée dans cette contri bution. — 154 — Anita Thomas deviennent ainsi les ressources primaires de description linguistique prenant en compte toute la variation inhérente à la langue dans son usage. Cette manière de concevoir la langue a rencontré un écho favo rable dans les milieux de la didactique des langues étrangères pour lesquels l’accès à des données authentiques de la langue cible est vu comme un soutien au développement L2 de celle-ci (voir par exemple Boulon 1998 ; Chambers 2009 ; Mougeon et al. 2002). Parallèlement, les chercheures ayant longuement travaillé à la constitution de corpus représentatifs de la langue se réjouissent de la réutilisation de ceux-ci à des fins didactiques. Alors que l’apprentissage de langues à partir de données (data-driven learning) a été promu par Tim Johns (1991) dans les années 1990 déjà, l’utilisation des corpus en didactique des langues étrangères est une approche qui n’en est qu’à ses débuts, en particulier pour le français langue étrangère (Boulton & Tyne 2014 ; Tyne et al. 2014). Comme le montre la méta-analyse de Boulton & Cobb (2017), l’utilisation des corpus en classe de langue rencontre avant tout du succès dans les pays où les possibilités d’interaction avec des locuteurs natifs sont réduites. Les corpus permettent en effet l’accès à une utilisa tion authentique de la langue de manière différée et pratique (Boulton & Tyne 2014). Néanmoins, l’utilisation des corpus pour l’apprentissage des L2 est reçue avec une certaine réticence par les enseignantes. Les obstacles techniques sont en effet nombreux et l’utilisation de données directement accessibles par les apprenantes peut être ressentie comme une menace pour la profession. Pourtant l’accès direct à des données de la langue cible correspond à l’approche actionnelle, dans laquelle l’apprenante prend une part active dans l’identification et le traitement de ses besoins linguistiques (Bento 2013 ; CECRL 2005). Les récentes analyses de la littérature sur l’utilisation des corpus pour l’enseignement et l’apprentissage des langues de Boulton (2017) et de Boulton & Cobb (2017) montrent que les corpus sont avant tout utilisés comme ressource didactique dans des tâches de rédaction et au niveau universitaire. Il semble aussi que les corpus soient particulièrement utiles s’agissant du vocabulaire et du développement lexico-grammatical, mais leur utilité pour le développement grammatical est moins claire. L’objectif de la présente contribution est de tester l’utilisation d’un extrait de corpus de français parlé ordinaire pour l’enseignement d’un point de grammaire précis, à savoir l’utilisation des formes verbales dans un récit au passé. L’emploi des temps du passé est un défi pour les apprenantes de niveaux avancés. Elles maîtrisent en principe les formes (même s’il reste des erreurs, voir ci-après) mais ont des difficultés à comprendre les règles d’utilisation des deux principales formes. Comme la plupart des phénomènes linguistiques complexes, l’apprentissage Didactisation du français ordinaire : les défis de la variation… — 155 — de l’alternance entre le passé composé et l’imparfait en français L2 se fait probablement de manière implicite (Ayoun 2001). Dans ce cadre, l’alternance entre explications métalinguistiques et travail sur des exemples authentiques en contexte pourrait être la meilleure manière de soutenir l’apprentissage (Ellis 2009 : 18-19 ; MacWhinney 1997). Le recours aux corpus comprenant des utilisations ordinaires de la langue comme ressource didactique pourrait donc être particulièrement pertinent et même nécessaire. Cette contribution est divisée en cinq sections. La prochaine section sera consacrée à la présentation des difficultés propres à l’apprentissage des temps du passé en français L2. Un exemple concret de production d’apprenant avancé sera présenté. Les difficultés de l’apprentissage des temps du passé en français L2 seront également discutées à partir de différentes théories sur l’apprentissage des temps verbaux. Cette section sera suivie par une présentation des temps du passé à partir d’une gram maire de référence du français langue étrangère. La quatrième section fera le lien entre théorie et pratique en proposant, d’une part, l’analyse d’un récit au passé tiré d’un corpus de français et, d’autre part, une proposition de déroulement d’une séquence sur les temps du passé. La contribution se terminera sur une discussion des possibilités et des défis de l’utilisation de corpus pour une activité didactique fondée sur corpus. 2. Le développement des formes du passé en français L2 2.1. La production des apprenantes L’exemple en (1) présente l’extrait d’un récit au passé produit par un apprenant avancé du français L2, Karl, ayant le suédois comme langue première (L1) et ayant essentiellement appris le français sur place en France (Granfeldt 2003 : 65 sq.). Dans l’extrait, il parle de ce qu’il a fait durant les vacances de Noël et raconte une excursion de plusieurs jours au bord d’un lac non loin de Stockholm. L’interlocutrice est une locutrice très avancée du français 2. 1. 1 KARL : et le lac de Vallentuna a à peu près di(x) une 2 longueur de dix kilomètres. Donc c’est c’est c’est une 3 un long tour que # aller # eh tz à l’autre côte et revient 4 [?]. Ça prend à peu près trois heures ou quelque chose comme 5 ça. 2. INT. désigne l’interlocutrice. Le signe dièse correspond à une pause silencieuse. — 156 — Anita Thomas 6 […] 7 INT. : et c’est il y avait la glace eh # toute pure c’est- 8 à-dire sans neige dessus ? 9 KARL : oui quelques jours # parce que c’ét(ait) [?] 10 il la neige avait fondu avant. Et après le froid vient et 11 [?] le lac gel[e] bien et on a une surface propre. 12 […] 13 KARL : tz eh à jus(te) ava(nt) [=? nous avons] juste 14 avant eh le jour de Nouvel An # moi et mes amis eh prend 15 prend prend[e] - ? 16 INT. : prenait. 17 KARL : prenait notre sac à dos et all[e] dans une petit lac qui 18 est dans la forêt. Près vingt kilomètres de Vallentuna. 19 Et nous avons construié [=! hésitant] une petite tente. Peu 20 c’est pas une tente mais une protection contre le 21 le la vent le vent. 22 INT. : mm. Le vent. 23 KARL : la vent. 24 KARL : et quand le soir et le le non quand le le 25 soleil se couch[e], se baiss[e], nous avons mettre quelques 26 lampes quelques +… Dans cet extrait, Karl alterne entre des formes correspondant à ce qui est possible en français et des difficultés typiques pour les apprenantes L2 du français. Une des caractéristiques de la production des apprenantes avancées est la difficulté de produire l’imparfait avec d’autres verbes que être et avoir (ligne 10 : vient) (Kihlstedt 1998, 2002). L’imparfait est souvent remplacé par une forme du présent, même à des niveaux avancés (Bartning & Schlyter 2004). Selon Kihlstedt (1998 : 108), le passé composé est considéré par les apprenantes comme le temps du passé par excellence en français. Ainsi, l’opposition passé composé / présent pourrait être suffisante pour exprimer les contrastes uploads/Histoire/ dfv-06-thomas.pdf
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- Publié le Apv 19, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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