JEAN-NICOLAS ILLOUZ L ’Après-midi d’un faune et l’interprétation des arts : Mal

JEAN-NICOLAS ILLOUZ L ’Après-midi d’un faune et l’interprétation des arts : Mallarmé, Manet, Debussy, Gauguin, Nijinski À travers les expositions qu’il a organisées sur L’Après-midi d’un Faune (1989), ou sur Debussy (2012), et dans les livres qu’il a publiés sur Mallarmé ou sur Debussy et les arts (1989 et 2005), Jean-Michel Nectoux invite son public et son lecteur à envisager le Faune à la fois selon sa plus grande extension dans le temps (du Parnasse aux Ballets russes, à travers le symbolisme, l’impressionnisme, le primitivisme, le néoclassicisme et l’art nouveau), et selon ses interprétations et recréations successives d’un art à l’autre : du poème (d’abord poème dramatique) de Mallarmé (1865- 1875), au livre d’artiste de Mallarmé et de Manet (1876) ; du livre d’artiste, au prélude musical de Debussy (1894), ou à une sculpture sur bois de Gauguin (1893) ; et de là encore, en passant le tournant des deux siècles, à la chorégraphie de Nijinski (1912)1. L’Après-midi d’un Faune se trouve ainsi placé au centre d’une nouvelle ronde des Muses ; et ses actualisations successives parmi les arts donnent la mesure ce qui se joue entre les arts, quand chaque art prête à un autre ce qu’il ne possède lui-même que par défaut, ou par surcroît, et quand les arts se lient entre eux au point où chacun est avec l’autre sans commune mesure2. La pensée de telles inter-relations artistiques est présente à l’esprit de Mallarmé dès sa première conception du Faune, quand, en 1865, il écrit à Henri Cazalis : 1. Jean-Michel Nectoux, L’Après-midi d’un Faune. Mallarmé, Debussy, Nijinski, exposition, Paris, Musée d’Orsay, 14 février — 21 mai 1989, Les dossiers du musée d’Orsay, n°29, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1989 ; Nijinski : « Prélude à l’Après-midi d’un Faune », sous la direction de Jean-Michel Nectoux, avec les contributions de Claudia Jeschke, Ann Hutchinson Guest, Jean-Michel Nectoux, Philippe Néagu, Adam Biro, 1989 ; Mallarmé. Un clair regard dans les ténèbres. Peinture, musique, poésie, Adam Biro, 1998 ; Harmonie en bleu et or : Debussy, la musique et les arts ; Debussy, la musique et les arts, exposition, Paris, Musée de l’Orangerie, éditions Skira, Flammarion, 2012. 2. Sur la pluralité des arts, condition de leur mise en dialogue, voir notamment Michel Deguy, La Poésie n’est pas seule : court traité de poétique, Paris Seuil, 1988 ; ou Jean-Luc Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 1994. rticle on line rticle on line 1 LITTÉRATURE N° 1 – NON SPÉCIFIÉ 2012 “1-Illouz03” (Col. : RevueLitterature) — 2012/10/11 — 13:40 — page 1 — #1 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ LITTERATURE-168 Quelle étude du son et de la couleur des mots, musique et peinture par lesquelles devra passer ta pensée, tant belle soit-elle, pour être poétique3 ! Mallarmé entend donc que la poésie reprenne à la peinture et à la musique son « bien4 », même si l’histoire des relèves successives de L’Après- midi d’un Faune dans les autres arts est celle d’une dissémination de ce « bien », dont la différence spécifique est elle-même indéfiniment différée d’un art à l’autre. Dans le poème lui-même, l’union des arts est figurée métapoétique- ment à travers le motif de l’« hymen » : Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la [...]. Comme le faune désire toutes les nymphes, L’Après-midi d’un Faune réclame tous les arts ; à condition toutefois que cet « hymen » des arts, à l’image de l’« hymen souhaité » du faune et des nymphes, unisse les arts entre eux en préservant la « virginité » de chacun, – et opère selon la logique de l’entre-deux que Derrida a déployée dans les textes de Mallarmé5. Dans la période symboliste, cette figure de l’« hymen » des arts peut valoir comme un nouveau paradigme des relations inter-artistiques, implicitement opposé à la formule wagnérienne de « l’art total ». EN POÈME C’est la poésie qui donne « le la » initial ; et dans le champ seul du poème, les effets de cette initiative se font sentir en deux temps, séparés de dix ans l’un de l’autre, et ils se manifestent d’abord négativement par deux « échecs » de l’œuvre : son échec en 1865 au regard de sa première desti- nation théâtrale ; et son échec en 1875 au regard des valeurs parnassiennes que l’œuvre aura approfondies jusqu’à les changer en tout « autre chose6 ». Une idée théâtrale préside en effet à la première conception du Faune. Mais, dans la pensée de Mallarmé, telle qu’il l’exprime à Henri Cazalis, cette idée se formule en des termes contradictoires, qui mettent en tension deux théâtres également désirés mais apparemment inconciliables, – l’un, contingent, lié aux conditions de possibilité de la mise en scène, – l’autre, idéal, émanant du poème lui-même, et qui semble ne pouvoir se réaliser sur aucune autre scène que mentale, sans équivalent matériel : 3. Lettre à Henri Cazalis, juillet 1865, OC I, p. 682. Notre édition de référence est l’édition des Œuvres complètes de Mallarmé, présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1998, t. II, 2003 (abréviations : OC I et OC II). 4. « Crise de vers », Divagations, OC II, p. 212 : « [...] nous en sommes là, précisément, à rechercher, devant la brisure des grands rythmes littéraires [...] et leur éparpillement en frissons articulés proches de l’instrumentation, un art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien [...] ». 5. Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972. 6. Lettre à Paul Verlaine, 16 novembre 1885, OC I, p. 788 : « [...] j’ai toujours rêvé et tenté autre chose [...] ». 2 LITTÉRATURE N° 1 – NON SPÉCIFIÉ 2012 “1-Illouz03” (Col. : RevueLitterature) — 2012/10/11 — 13:40 — page 2 — #2 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ L ’ APRÈS-MIDI D’UN FAUNE ET L ’INTERPRÉTATION DES ARTS [...] je rime un intermède héroïque, dont le héros est un Faune. Ce poème renferme une très haute et très belle idée, mais les vers sont terriblement difficiles à faire, car je le fais absolument scénique, non possible au théâtre, mais exigeant le théâtre. Et cependant je veux conserver toute la poésie de mes œuvres lyriques, mon vers même, que j’adapte au drame7. Mallarmé ajoute qu’il compte présenter sa pièce « en août au Théâtre Français », et celle-ci est en effet soumise à Banville et Coquelin, qui la refusent. La raison que ceux-ci invoquent pour motiver leur refus est rapportée par Mallarmé dans une lettre à Théodore Aubanel, et elle est symptomatique de l’horizon générique dans lequel se situe alors l’idée de poésie, déclinée en poésie épique, poésie lyrique et poésie dramatique, selon un partage que le Faune de Mallarmé intériorise sans doute mais aussi qu’il critique et qu’il excède : Les vers de mon Faune ont plu infiniment, mais de Banville et Coquelin n’y ont pas rencontré l’anecdote nécessaire que demande le public, et m’ont affirmé que cela n’intéresserait que les poètes8. Banville et Coquelin opposent implicitement au poème lyrique le poème dramatique nécessitant la mise en scène et en action d’une « anec- dote », alors que le Faune de Mallarmé (comme Hérodiade) se situe plutôt dans une zone d’indétermination générique où se développera plus tard le drame lyrique symboliste9. Cette première subversion est sans doute d’au- tant plus sensible dans l’imagination littéraire de l’époque que le motif du faune et des nymphes s’était prêté à maintes illustrations « anecdotiques », comme dans la Diane au bois de Théodore de Banville (1863), où l’on a vu une source probable du poème de Mallarmé. Dans ce contexte, il est remarquable que Mallarmé, en reprenant son texte entre 1865 et 1875, accen- tue toujours plus encore cet effacement de « l’anecdote », en travaillant à condenser sa pièce et à intriquer toujours plus intimement entre eux le mode épique, le mode lyrique et le mode dramatique. La première ver- sion, destinée à la scène, comporte des didascalies ; et la première d’entre elles (« Un faune, assis, laisse de l’un et de l’autre de ses bras s’enfuir deux nymphes [...] ») donne suffisamment de réalité aux nymphes pour que celles-ci viennent dialoguer ensuite au-devant de la scène, et suffisamment de réalité à « l’anecdote » érotique, pour que le faune, au finale de la pièce, tente encore de l’objectiver par le souvenir. Au contraire, la version de 1875, repliée sur le poème seul, efface les didascalies et rejette donc la possibilité d’une représentation directe ; elle subsume le « duo » des nymphes dans le 7. Lettre à Henri Cazalis, juin 1865, OC I, p. 678. 8. Lettre à Théodore Aubanel, Tournon, 16 octobre 1865, OC I, p. 683. 9. Sur le drame lyrique symboliste, et son origine dans l’Hérodiade de Mallarmé, voir Peter Szondi, « Sept leçons sur Hérodiade », dans Poésies et poétiques de la modernité, Presses universitaires de Lille, 1981, p. 73-141 ; et Maria de Jesus Cabral, Mallarmé hors frontières. uploads/Litterature/ 18-faune-litterature 1 .pdf

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