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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org « Albert Cohen et les séductions de la parole narrative » Maxime Decout Études littéraires, vol. 41, n° 3, 2010, p. 133-145. Pour citer ce document, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/1006019ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. 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A cet égard, au-delà de l’amalgame souvent effectué entre Belle du Seigneur et le roman de la passion amoureuse, Albert Cohen apparaît comme un écrivain particulièrement sensible à tout ce qui bruit dans le réel. Romancier de l’oreille autant que de la bouche, Cohen cherche au creux de discours souvent bavards et vagabonds comme une mélodie première et harmonieuse où le dire serait à même de commander l’ordre du monde. Le sujet dans ses romans se tient toujours au plus près des mouvements de flux et de reflux de la parole, comme assigné aux mots par le rêve muet que se tiendrait là quelque secret. Pourtant, loin de se vouer à l’exploration d’une mystique du langage où la bouche d’ombre aurait remplacé l’écrivain, l’œuvre de Cohen insiste sur une zone trouble mais fondatrice du personnage : la voix qui émerge dans le texte. Chez lui, l’être de papier est un être de mots, un sujet parlant qui ne peut exister que si le dire le constitue et le détermine. À cet égard, le personnage est toujours, de quelque point de vue qu’on l’envisage, une sorte de narrateur, attiré par un magnétisme souterrain vers le statut d’instance dirigeant un récit. C’est pourquoi la voix narrative chez l’écrivain s’auréole d’un attrait hors du commun qui prend, en premier lieu, sa source chez le personnage. Depuis ce tropisme, se construit une singularité de la voix narrative, envoûtante avant tout parce qu’elle est dévoyée de l’usage académique institué par les Belles Lettres. Proche du personnage sans pour autant disparaître, cette voix, toujours immatérielle et pourtant intensément présente, parle le texte, le conte, le raconte, et tisse des liens privilégiés avec les personnages et le lecteur, vers qui elle semble s’avancer, autant pour murmurer à l’oreille que pour embrasser. 1 Voir à ce sujet l’analyse de Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard (Folio essais), 1959, p. 9-16. 134 • Études littéraires – Volume 41 No 3 – Automne 2010 D’Ulysse à Shéhérazade : une fascination discursive Les textes de Cohen sont des textes bruyants, où le chorus des voix se fait entendre. Chaque personnage est un bavard impénitent, qui, lorsque toute possibilité d’échange se voit hypothéquée, parle, même seul, à travers de vastes monologues intérieurs tant l’impératif du discours est inesquivable2. Ainsi le lecteur qui s’aventure dans l’univers de ce conteur qui dictait ses textes est-il avant tout sommé d’emprunter les voies d’un auditeur sensible à la rumeur, à tout ce qui bruit. Car Cohen, comme Roland Barthes après lui, était atteint de cette pathologie propre à l’écrivain moderne : « j’ai une maladie : je vois le langage3 ». Ce sont assurément les Valeureux qui sont le symbole de cette maladie exponentielle de la parole. Ces personnages burlesques sont affectés d’un besoin essentiel, partagé par tous les personnages : celui d’être des narrateurs4. De délaisser leurs oripeaux de personnages et de ravir la préséance à l’instance narrative qui, jusqu’à la modernité, est chargée de régir le récit. Tout chez eux se voit extériorisé, transmué en mots5. Les inhibitions, les faux-semblants, jusqu’au « vice-conscient6 », leur sont inconnus. Ni surmoi ni inconscient ne les séparent d’autrui : tout est offert, montré, authentique, et verbalisé. C’est pourquoi Mangeclous ne peut penser qu’« extérieurement7 ». De la sorte, c’est à une véritable fascination pour le récit que cèdent les personnages de Cohen, mettant en abyme autant la position de l’auteur que celle qui est réclamée de la part du lecteur. Entre les Valeureux, les sentences fusent à tort et à travers, dans l’ivresse et le plaisir. Ainsi d’une saillie incongrue de Mattathias, expliquée de la sorte : Cette intervention n’avait nul rapport avec le récit de Saltiel ; mais celui-ci ayant parlé de jugement, il avait paru bon à Mattathias de proférer, comme il se doit entre gens d’éducation, une citation sentencieuse8. Parler s’apparente à un art de vivre. Les récits des cousins ne sont donc jamais gratuits. Certes on pourrait s’y tromper et n’y voir que simple exercice verbal de virtuosité. Mais leur désir pour la parole est un élément structurant de leur être. Les Valeureux vivent le réel comme une épopée et le retranscrivent dans leurs récits. Lorsqu’ils partent faire du camping, Cohen précise bien que « ce serait exquis de raconter cette épopée aux ignares de l’île » (M, 383). L’accent d’importance se déplace 2 Voir à ce propos l’analyse des monologues intérieurs qu’effectue Claire Stoltz dans La polyphonie dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Pour une approche sémiostylistique, 1998, p. 25-142. 3 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975, p. 164. 4 Sur la répercussion de ce tropisme sur la structure des monologues intérieurs, voir mon article « Le “parlécrit” chez Albert Cohen. D’une authentique version à une perversion du monologue intérieur », Poétique, n° 159 (2009), p. 311-324. 5 Dans une perspective élargie, cette remarque rejoint l’analyse du mécanisme d’extériorisation corporelle propre à la dimension carnavalesque du personnage de Mangeclous que propose Judith Kauffmann (voir Grotesque et marginalité. Variations sur Albert Cohen et l’effet- Mangeclous, Bern, Peter Lang, 1999, p. 15-22). 6 Albert Cohen, Les Valeureux, p. 158 (désormais V). 7 Albert Cohen, Mangeclous, 1980 [1938], p. 99 (désormais M). 8 Albert Cohen, Solal, 1969 [1930], p. 38-39 (désormais S). Albert Cohen et les séductions de la parole narrative de Maxime Decout • 135 depuis les événements vers le récit qui pourra en être fait. Mangeclous réclame ainsi une mission auprès de Solal afin qu’il puisse « [s]’adoucir la langue en la racontant à la population réunie9 ». Le plaisir des mots, proprement devenu charnel et gustatif, incarné véritablement, est premier. L’événement en soi s’efface devant ce qui semble seul fonder son essence : sa mise en récit. Comme Shéhérazade qui ne peut vivre qui si elle raconte des histoires, les Valeureux ont ce besoin impérieux de s’affranchir de leur identité textuelle qui les commande pour devenir les organisateurs premiers de leurs propres récits, des narrateurs. Tous les voyages que Cohen prête aux Valeureux peuvent donc se comprendre à la lumière de ce seul et essentiel désir, celui de la parole narrative. Ainsi Todorov décrit-il Ulysse, « incarnation vivante de la parole feinte10 », comme l’est Mangeclous, le bey des menteurs, qui partage avec l’homme aux mille ruses ses origines (Céphalonie est la voisine d’Ithaque) : Si Ulysse met si longtemps à rentrer chez lui c’est que ce n’est pas là son désir profond : son désir est celui de narrateur (…). Ulysse ne veut pas rentrer à Ithaque pour que l’histoire puisse continuer11. Les Valeureux sont les aèdes des temps modernes. Le contenu de leurs paroles importe moins que le carmen et l’art de la parole qui fascine la foule rassemblée pour l’écouter sur des agoras improvisées. Les cousins vivent pour parler, pour raconter, pour fabuler. Et surtout, ils vivent comme ils racontent. La parole a donc un tel empire que l’écrivain n’hésite pas à en faire l’enjeu majeur de plusieurs scènes. Ainsi est-elle l’objet de transactions, notamment chez les Valeureux, mais aussi au cours de la scène de séduction au Ritz dans Belle du Seigneur, entre Ariane et Solal, scène où l’on marchande un discours. Ou plus exactement où le discours est l’objet d’un pari. Solal propose à Ariane de la séduire par ses mots. S’il échoue, Adrien, le mari d’Ariane, sera promu directeur de section. À l’origine du pari, il y a donc le désir de Solal pour Ariane. Mais aussi, bien sûr, le désir d’Ariane pour Solal, désir que la jeune femme continue à refuser mais que l’acceptation du défi tend pourtant à indiquer. Le jeu amoureux auquel elle se prête est la preuve même qu’une uploads/Litterature/ albert-cohen-et-les-seductions-de-la-parole-narrative.pdf

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