ARNAUD VAREILLE LE « MENTIR-VRAI » DE LA CHRONIQUE MIRBELLIENNE Intimement liée

ARNAUD VAREILLE LE « MENTIR-VRAI » DE LA CHRONIQUE MIRBELLIENNE Intimement liée à la question politique ou esthétique, celle des pouvoirs du langage se trouve au cœur de la poétique de Mirbeau. Support de l’expression littéraire, sa valeur reste, paradoxalement, toujours problématique dans les œuvres de fiction. Ainsi, de L’Abbé Jules à Dingo, elle oscille en permanence entre deux pôles antagonistes : moyen de révélation et outil impropre à la communication ; truchement possible pour atteindre à l’idéal ou instrument trivial du quotidien. Dans le roman de 1888, la famille du narrateur oppose une parole pragmatique à la quête d’absolu de Jules, dont le langage, inapte à sonder le mystère d’être soi, est grevé par les tics, les borborygmes et les périodes d’aphasie. Dans celui de 1913, le dialogue fraternel entre l’homme et la bête passe par le langage muet du corps et une compréhension mutuelle instinctive, impossible à transcrire pour le narrateur, tandis que les mots servent à véhiculer les phantasmes paranoïaques et la haine des villageois. Cette attention portée au langage se retrouve dans la considération, variable en fonction des périodes et des articles considérés, que le romancier a pour sa prose journalistique. Marie-Françoise Melmoux-Montaubin en a établi une stimulante synthèse dans un essai consacré à « l’écrivain-journaliste1 ». Pour elle, « l’affaire Dreyfus est le pôle autour duquel s’articule la carrière de Mirbeau dans la presse2 ». Après l’Affaire, le journal ne sera alors plus le marchepied qu’empruntait le chroniqueur pour s’élever à la littérature, mais l’outil assumé de l’intellectuel, cette figure émergente de l’époque. Les premières chroniques seraient donc essentiellement factuelles, selon la règle du genre, tandis que les dernières chercheraient à dégager une vérité. Et la critique de conclure que, si Mirbeau apparaissait, lors de ses débuts dans la presse, comme un « écrivain sans voix », c’est bien son engagement et « la conquête d’une voix qui lui vaudr[ont] d’être désigné comme prophète3 », d’une part, et qui lui permettront, d’autre part, d’engager sa révolution romanesque avec des récits kaléidoscopiques nourris d’anciennes chroniques. Nous souhaiterions, à notre tour, interroger la pratique de la chronique chez Mirbeau et les relations qu’elle entretient avec la fiction. Il s’agira cependant moins ici de travailler sur la « dérive fictionnelle4 » de la chronique, cette tentation du journaliste d’enrichir son texte par un « détour “ littéraire”5 » afin de séduire davantage un public abreuvé de faits ou de flirter avec la littérarité au sein d’un genre qui l’exclut par nature, que de mettre en lumière la portée pragmatique, heuristique et idéologique du recours au régime fictionnel. Pour ce faire, nous concentrerons nos efforts sur le statut de l’interview imaginaire et, d’une manière plus globale, sur celui des dialogues fictifs, dont Pierre Michel a déjà tout dit quant aux références à la satire et à Diderot, notamment, auxquelles ils prenaient leur source6. Nous nous consacrerons tout particulièrement à la frange de textes qui met en scène des personnalités de l’époque, et non des personnages de convention, en nous attachant à dégager la spécificité de textes ayant recours à une fictionnalisation implicite. 1 Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au XIXe siècle : un mutant des Lettres, Éditions des Cahiers intempestifs, coll. « Lieux littéraires », 2005. 2 Ibidem, p. 252. 3 Ibidem, p. 261. 4 Ibidem, p. 258. 5 Idem. 6 Voir son ouvrage Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1995, pp. 29 et 97 notamment. Presse et littérature La dichotomie presse/littérature, telle que la perçoit Mirbeau au début de sa carrière7, reprend la distinction entre praxis et poièsis, pour partager l’a priori aristotélicien à l’égard de la dernière. Pour Aristote, celle-ci correspond à la production, ou à la fabrication, d’une œuvre ou d’un ouvrage en tant qu’il est un produit extérieur à l’agent qui le crée. La servilité de la situation du chroniqueur n’est autre que celle décrite par la poièsis, que l’on peut interpréter également, dans le contexte fin de siècle, en terme d’aliénation. En revanche, la praxis serait l’activité pratique qui est à elle-même sa propre fin et correspond, de ce fait, avec l’accomplissement de celui qui agit. Que Mirbeau, de même que plusieurs de ses contemporains, n’envisage pas la littérature autrement que comme la forme noble de son activité d’écrivain la reconduit vers l’essence de la praxis, activité désintéressée, dont la finalité est interne à son action même. Ce n’est pas sans forcer quelque peu les concepts aristotéliciens que nous construisons cette opposition, qui n’a d’autre vertu que de poser d’une manière claire les enjeux et les contradictions qui traversent les pratiques d’écriture de la fin de siècle. Si, pour Aristote, l’art est entièrement du côté du faire de la poièsis, la littérature n’a pas manqué d’importer en son sein la distinction originelle afin de rendre compte de sa propre évolution et de séparer le bon grain de l’ivraie dans les productions d’une époque. La période classique se fondait essentiellement sur la distinction entre les genres pour établir la hiérarchie des œuvres, mais celle-ci ne suffira plus pour rendre compte des brouillages génériques dont accouchera la modernité. Le XIXe siècle est, avant tout, celui de l’inflation du nombre des écrivains et de l’apparition d’une littérature populaire, désormais massive, qui suit l’évolution d’un lectorat en constante augmentation. La séparation entre l’artiste, préoccupé par l’idéal créateur, et le faiseur, simple exécutant, permet alors de maintenir la spécificité de ce que l’on croit être une exception de nature : la littérature. L’avènement de la presse accentue le besoin, pour l’écrivain, d’affirmer la spécificité de son écriture, dans la mesure où il collabore à la première par nécessité et n’a pas, pour elle, de mots assez durs pour la condamner. Production contre création, gratuité contre essentialité, tels semblent être les deux pôles extrêmes entre lesquels se déploie le travail de l’écriture. Le recours à une fictionnalisation qui cherche à surprendre le lecteur en n’affichant pas les codes habituels de la chronique, nous semble l’indice patent de la préoccupation mirbellienne de restaurer un langage non démonétisé au sein de la presse. Dialogues fictifs et valeur référentielle La chronique mirbellienne, qui émerge dans l’entre-deux fictionnel et référentiel de l’« interview imaginaire » propose une solution intermédiaire possible à la dichotomie fiction/réalité. Elle ne se contente plus du langage journalistique périssable qui se nourrit de la surface événementielle, mais apparaît comme une tentative ironique pour faire de la littérature sans jamais y parvenir réellement. Elle est surtout, pour les commentateurs, l’occasion d’interroger la part fictionnelle introduite dans un genre avant tout défini par sa dimension référentielle. Faut-il uniquement y voir la volonté de l’écrivain de faire, malgré tout, de la littérature dans un contexte dévalorisant, ou bien y découvrir l’apparition d’un genre autre, dans lequel les indices de la fiction deviendraient les nouveaux critères de véracité propres à l’époque ? Nous regroupons à la fois sous le terme générique de « dialogue fictif », les chroniques qui relèvent de l’interview imaginaire et celles qui mettent en scène de simples dialogues entre personnages ayant un référent réel explicite, qu’il s’agisse d’une personnalité (homme 7 Nous ne revenons pas sur les multiples lettres dans lesquelles Mirbeau se plaint à son correspondant de l’absurdité du travail de journaliste et dit combien cette condition lui pèse. politique, artiste, savant, etc.), ou implicite, comme lorsque l’auteur prétend entretenir des relations à des degrés divers avec tel ou tel des individus évoqués. La dimension fictive de notre corpus ne réside donc pas dans la nature des personnages mis en scène, ce qui en exclut de fait l’Illustre écrivain8 ou Kariste par exemple, tous deux personnages centraux de deux séries de dialogues traitant de littérature et d’art. Car, tandis que l’écriture fictionnelle repose sur des énoncés à dénotation nulle, la fictionnalisation qu’entreprend Mirbeau dans ces chroniques se construit à partir d’éléments à valeur dénotationnelle (noms propres de personnalités, comme Georges Leygues, événements culturels, comme le Salon des Beaux- Arts, ou politiques, telle l’affaire Dreyfus). Marie-Ève Thérenty a donné à ce type d’interviews imaginaires le nom d’« interview apocryphe9 ». C’est de cette catégorie que nous nous occuperons exclusivement ici. La part fictionnelle liée au dialogue n’a rien de très original dans le cadre de la chronique, genre fréquemment soumis à la tentation narrative au nom de ce que Marc Angenot a baptisé le « romanesque général10 », dans lequel baigne l’époque. Ce sont davantage les conditions dans lesquelles apparaît la dimension fictive des textes qui en font l’originalité et la valeur. Pour ne pas être l’apanage du seul Mirbeau, l’usage de l’interview apocryphe est cependant d’autant plus intéressant chez lui que la mise en fiction intervient dans le domaine politique et polémique. Elle ne reprend donc pas simplement une mode propre au discours journalistique, mais vise véritablement à instaurer, au-delà de l’objectif satirique et parodique, une fonctionnalité nouvelle de la chronique, destinée à flétrir le langage dévoyé des interlocuteurs et, d’une manière plus globale, à interroger le statut général du langage. Précisons que l’interview imaginaire est autant une création due au tempérament de Mirbeau qu’un outil stratégique, uploads/Litterature/ arnaud-vareille-le-mentir-vrai-de-la-chronique-mirbellienne.pdf

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