Le cardinal Bessarion et la constitution de sa collection de manuscrits grecs –
Le cardinal Bessarion et la constitution de sa collection de manuscrits grecs – ou comment contribuer à l’intégration du patrimoine littéraire grec et byzantin en Occident Brigitte Mondrain Parler de la collection de manuscrits grecs qu’a constituée le cardinal Bessarion et qu’il a léguée en 1468 à la République de Venise, après avoir dans un premier temps envisagé de la transmettre au monastère vénitien de San Giorgio, pourrait paraître une gageure. De fait, bien des recher- ches et bien des études ont déjà été consacrées à cette collection remar- quable qui comprend aujourd’hui 548 livres grecs présents à la Biblioteca Nazionale Marciana, sans compter un certain nombre de manuscrits disséminés dans des bibliothèques d’autres villes et d’autres pays. Il s’agit, au moment où Bessarion meurt, en novembre 1472, de la plus impor- tante bibliothèque de manuscrits grecs en Occident – il n’y a à cette date pas encore d’imprimés grecs, le premier livre imprimé entièrement en grec l’ayant été en 1476. Et même si l’activité mise en œuvre par le pape Nicolas V, qui développe la bibliothèque Vaticane jusqu’à sa mort en 1455, est également notable, elle ne peut rivaliser avec la réalisation de Bessarion qui n’aura pendant longtemps pas d’égal. Il est vrai que Bessarion a commencé tôt à s’intéresser aux livres. Il l’écrit lui-même dans l’acte de donation de sa bibliothèque, adressé au doge Cristoforo Moro et au sénat vénitien. Cet acte commence ainsi: Equidem semper a tenera fere puerilique aetate omnem meum laborem, omnem operam, curam studiumque adhibui ut quotcumque possem libros in omni disciplinarum genere compararem; propter quod non modo pla- erosque et puer et adolescens manu mea conscripsi, sed quicquid pecuniolae seponere interim parca frugalitas potuit, in his coemendis absumpsi […].1 Il ne s’agit certainement pas d’une formulation qui serait seulement rhétorique et le fait de commencer dès sa jeunesse à confectionner des 1 L’acte de donation, adressé à « Illustrissimo atque invictissimo Principi domino Christophoro Mauro duci et inclyto Venetorum senatui », a été en particulier édité par Labowsky 1979a, 147–156. Brought to you by | Brown University Rockefeller Library Authenticated | 128.148.252.35 Download Date | 6/9/14 2:23 PM manuscrits ne saurait nous surprendre: l’on peut citer d’autres exemples comparables de ce goût pour les livres, tel celui d’Antoine Éparque qui vit près d’un siècle après Bessarion et s’illustre lui aussi à Venise, non pas en formant pour lui-même une collection de manuscrits mais en vendant des livres de très bonne qualité à des acquéreurs souvent prestigieux; Éparque, né en 1491, écrit vers 1550 dans un manuscrit qu’il en a en fait été lui- même le copiste et qu’il avait effectué cette copie en 1506, et donc alors qu’il avait 15 ans. Bessarion nous explique de son côté qu’il a copié « plaerosque libros » depuis qu’il était « puer et adolescens » et l’on trouve en effet sa main dans une quarantaine de manuscrits vénitiens, dans lesquels il n’est pas seulement annotateur, lecteur mais aussi scribe pour une partie du livre au moins. Mais son écriture a beaucoup évolué au fil des années, comme il est naturel, et n’est pas toujours bien facile à identifier avec certitude car elle est très proche de celle d’autres copistes contemporains de lui, avec lesquels il a d’ailleurs pu travailler. En réalité, un certain nombre des attributions proposées par le meilleur spécialiste des manuscrits de Bessarion à ce que l’on pourrait penser, Elpidio Mioni, qui a effectué un travail gigantesque en établissant le catalogue des ma- nuscrits grecs de la Marciana, ne sont pas fiables et doivent être contrôlées à nouveaux frais. 1. Le goût de Bessarion pour les livres Bessarion n’hésite en tout cas pas à copier des textes lui-même. Il n’hésite pas non plus à passer commande de livres. Un exemple situé tôt dans le temps l’illustre bien: le manuscrit Sinaiticus 2124 fait partie de ces livres qui lui ont appartenu, qui figurent dans l’inventaire du munus, de la donation à Venise mais qui, pour une raison ou une autre, non élucidée, ne se sont pas retrouvés plus tard sur les rayons de la bibliothèque. Une partie de ce volume copié sur papier, qui correspond aux folios 25 à 167, contient la Politique d’Aristote. Étant donné la formation que Bessarion avait reçue à Constantinople auprès de son maître Jean Chortasménos avant 1431, l’intérêt qu’il peut témoigner pour la philosophie aristotéli- cienne ne saurait surprendre. Mais les précisions que donne le scribe de ces folios dans sa souscription, écrite au f. 167v, sont intéressantes: « (le livre) a été copié à Florence pour le très vénérable métropolite de Nicée, par moi, le diacre Théodoros, nomikos et hypomnematographos de la Brigitte Mondrain 188 Brought to you by | Brown University Rockefeller Library Authenticated | 128.148.252.35 Download Date | 6/9/14 2:23 PM Grande Église ».2 Ce Théodoros, connu pour avoir travaillé également pour Francesco Filelfo, devait appartenir à la délégation grecque au concile de Florence et sa copie réalisée dans cette ville pour le « métro- polite de Nicée », c’est-à-dire Bessarion, nous permet de dater son travail de 1438 ou 1439. Ainsi, pendant le concile, Bessarion n’avait pas seu- lement des préoccupations théologiques, il s’intéressait toujours à la philosophie et il trouvait là l’occasion, en Occident, de faire copier un manuscrit grec de la Politique; ce manuscrit aura une descendance tex- tuelle non négligeable car il représente le premier témoin d’un rameau de la tradition offrant des particularités éditoriales3 auxquelles Bessarion n’est peut-être pas totalement étranger. Sa passion pour les livres se trouve renforcée et prend une autre signification, il l’écrit lui-même et cela a souvent été souligné, lorsque se produit la chute de Constantinople. Il s’agit désormais pour Bessarion de rassembler le plus grand nombre de manuscrits, de textes différents afin d’assurer la sauvegarde du patrimoine grec et byzantin: les meilleurs livres (« optimos libros »), « cuncta fere sapientium graecorum opera, praeser- tim quae rara erant et inventu difficilia, coegimus ». Le résultat est frappant dans sa collection de manuscrits grecs: les contenus des volumes sont très variés et ils couvrent tous les pans de la littérature grecque et byzantine, même la plus récente. Cela constitue une différence impor- tante avec les caractéristiques de sa collection de livres latins, que John Monfasani a bien soulignées dans son exposé présenté au cours de ce colloque: les livres latins ne comportent pas les productions des huma- nistes de son temps, ni même des humanistes antérieurs, tels que Pétra- rque. D’autre part, dans l’acte de donation, Bessarion écrit encore qu’il a voulu garantir la conservation de ces volumes après sa mort en un lieu où ils pourraient être consultés « ad communem hominum, tam graecorum quam latinorum, utilitatem », par des Grecs comme par des Latins, d’où le choix de Venise qui est pour ainsi dire une seconde Byzance.4 2 Harlfinger 1974; Gamillscheg 1989. 3 Dreizehnter 1970, XXII–XXIII. 4 « Cum enim in civitatem vestram omnes fere totius orbis nationes maxime confluant, tum praecipue graeci, qui e suis provinciis navigio venientes Venetiis primum descendunt, ea praeterea vobiscum necessitudine devincti, ut ad vestram appulsi urbem quasi alterum Byzantium introire videantur. » – Labowsky 1979a, 147–156. Le cardinal Bessarion et la constitution de sa collection de manuscrits grecs 189 Brought to you by | Brown University Rockefeller Library Authenticated | 128.148.252.35 Download Date | 6/9/14 2:23 PM 2. Les étapes de la constitution de la collection: jusqu’en 1468 puis entre 1468 et 1472 L’étude des inventaires du fonds constitué par Bessarion, à commencer par celui de 1468 puis celui de 1474, établi après la mort du cardinal, peut être conduite assez aisément grâce au travail éditorial de Lotte La- bowsky.5 Le contenu, sommaire, des volumes, ainsi que la nature du support (parchemin ou papier) y sont toujours indiqués. Le fait que certains des manuscrits ne figurent pas dans le premier inventaire mais dans le second suggère qu’ils ont été acquis après la donation initiale de 1468. Cette information peut être complétée par l’examen de la marque de possession, que Bessarion a souvent notée dans ses livres; il y précise sa titulature et, s’il s’y présente le plus souvent comme « cardinalis Tuscu- lanus (t_m tousjk_m) », une fonction qu’il a occupée entre avril 1449 et le 14 octobre 1468, il apparaît dans près de 60 manuscrits comme « episcopus Sabinensis », titre qu’il a porté du 14 octobre 1468 à sa mort en 1472 – dans ce cas, il s’agit de livres acquis par lui après la donation. Le croisement de ces informations permet d’établir que la plupart des manuscrits célèbres du lot se trouvaient dans la collection avant 1468 mais que certains y entrent plus tard: par exemple le fameux Venetus A de l’Iliade (Marcianus gr. 454), qui ne provient pas de la bibliothèque de Giovanni Aurispa, comme on l’a longtemps cru et ainsi que l’a montré Aubrey Diller;6 ou aussi le manuscrit d’Hippocrate Marcianus gr. 269. Mais d’où provenaient ces livres? De fait, si l’on peut supposer, pour les manuscrits anciens, que plusieurs ont appartenu de longue date uploads/Litterature/ brigiite-mondrain-le-cardinal-bessarion-et-la-constitution-de-sa-collection-de-manuscrits-grecs.pdf
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- Publié le Apv 21, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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