Revue française des sciences de l’information et de la communication 12 | 2018

Revue française des sciences de l’information et de la communication 12 | 2018 : Enseignement(s) numérique(s) : entre utopie technologique, réalités pédagogiques et enjeux communicationnels Spicilège L’image à l’épreuve de l’ironie Les degrés d’énonciation et de réception du récit audiovisuel LAURENT JULLIER Résumés Français English Comment savoir qu’un cinéaste produit une image ironique, c’est-à-dire, selon la formule de Sperber & Wilson, un acte de langage qui « attire davantage l’attention sur l’énoncé lui-même que sur ce dont l’énoncé traite » ? C’est la question de l’énonciation au deuxième degré (et au- delà du deuxième), que Roland Barthes proposait d’appeler « bathmologie ». Plusieurs défis attendent le chercheur ici : le doute à propos de la sincérité de l’énonciateur ; la possibilité offerte au public d’avoir à son tour une attitude ironique, que l’image le soit déjà ou non ; enfin, des deux côtés de l’écran, toutes sortes de feintises qui permettent de grimper dans l’échelle des degrés d’énonciation. L’article s’arrête au cinquième barreau de l’échelle, quand il n’y a plus de communication puisqu’aucun lien particulier n’est plus à inférer entre le signe et le sens. How to decide when a filmmaker effectively diplays an ironic image, i.e, according to Sperber & Wilson, an act of language which « attracts more attention on the utterance itself than on what the utterance is about » ? This is the question of the second-degree of enunciation (and beyond the second one), Roland Barthes suggested to call « bathmology ». Number of challenges wait for scholars : doubts about the sincerity of the filmmaker ; the opportunity spectators have to read ironically, in turn, any proposition, even a « first-degree » one ; finally, on both sides of the screen, a number of trickeries allowing to climb up the stairs of the degrees of enunciation. This essays stops at the fifth step, when communication disappears since no more particular link has to be inferred anymore between sign and meaning. Entrées d’index Mots-clés : ironie, langage filmique, énonciation, réflexivité, méta-discours, théorie de la pertinence, pragmatique, interprétation Keywords : irony, film langage, enunciation, reflexivity, meta-discourse, relevance theory, pragmatics, interpretation Texte intégral « It’s very meta. »1 — « Quelle foule ! », laissa tomber Marie une fois poussée la porte du café, et Pierre eut un sourire. Quand un orateur s’exprime sans vouloir être pris au pied de la lettre, on dit de lui qu’il parle « au second degré ». Du moins lorsqu’on a saisi son intention… Parfois, il s’adresse à des happy few dont on n’est pas ; d’autres fois c’est l’inverse, on détecte une intention ironique là où pour sa part il avait mis toute sa sincérité et toute sa confiance dans le pouvoir dénotatif des mots. Le présent article se propose d’aborder cette question du degré d’énonciation, non dans le cas du langage verbal mais dans celui des récits audiovisuels, un cas d’autant plus épineux que les images et les sons qui les composent sont volontiers reçues « au premier degré » comme de fidèles empreintes du monde que ces récits décrivent, même quand il s’agit de fictions. L’approche sera forcément interdisciplinaire : la question des degrés croise par essence, en effet, la philosophie du langage, la pragmatique, la sémiologie et les sciences de l’information- communication, mais aussi – il suffit de se souvenir combien il est désagréable, en société, de ne pas savoir comment prendre une assertion – la sociologie de la distinction. 1 Partons d’un exemple simple : 2 Il y a bien des façons d’analyser cette phrase. S’intéresser à la grammaire, au style ainsi qu’au sens des mots tel qu’un dictionnaire le répertorie, produira une analyse d’obédience textualiste, qui autonomise le langage verbal. Mais on peut vouloir, a contrario, remettre les mots dans le monde, et se pencher davantage sur Marie et sur Pierre. Comment ces deux-là communiquent-ils ? Qu’est-ce qui se joue entre eux ? Pour répondre, il manque le contexte. Il nous faudrait surtout savoir si le café est bel et bien plein à craquer ou alors désespérément vide. Car la remarque de Marie s’applique indifféremment à l’un et à l’autre cas. La grammaire n’y trouvera rien à redire (sa phrase est correcte), mais la pragmatique, si, car l’information en dépend. Si le café affiche effectivement complet, la remarque de Marie semble tautologique dans sa façon de traduire une scène visuelle en deux mots ; seul le ton sur lequel elle la prononce pourrait nous renseigner sur son sentiment à la vue de ce pic de fréquentation. Mais si nulle âme qui vive, hors le barman, n’est venue ce soir, Marie passe de la tautologie à l’ironie, « figure de rhétorique par laquelle on dit le contraire de ce qu’on veut faire comprendre »2. La différence est de taille. C’est celle du degré d’énonciation. Marie parle au premier ou au deuxième degré selon le nombre de clients effectivement présents. 3 Maintenant, faisons de Marie une cinéaste, et transformons le langage verbal en « langage »3 audiovisuel. Tout de suite, les choses se compliquent : c’est pourquoi la question du degré d’énonciation, que Roland Barthes proposait d’appeler bathmologie4, n’est pas un problème banal ni rebattu en Sciences de l’Image Animée5. Comment un cinéaste s’y prendrait-il pour filmer le café au deuxième degré ? Encore la description de la situation initiale manque-t-elle de précision. Le sourire de Pierre ne dit pas s’il est sur la même longueur d’onde que Marie. Si le café regorge de clients, c’est Premier degré peut-être un sourire d’acquiescement chaleureux ; s’il n’y a pas un chat, c’est peut-être un sourire de commisération, car Pierre n’a pas saisi l’ironie et met en doute la compétence linguistique de son interlocutrice ou la bonne santé de ses nerfs optiques. De surcroît, il n’y a guère de raisons de s’arrêter à deux degrés… Cette complexité constitue peut-être l’un des facteurs d’explication de la domination, sur le marché académique, des analyses de film textualistes, celles qu’il indiffère de de savoir combien de clients le café accueille. Mais elle n’est pas si grande qu’elle échapperait à toute tentative de compréhension. Il suffit d’avancer, même si l’agrément de lecture du résultat s’en ressent, « crescendo », degré par degré, depuis l’absence totale de hiatus entre les mots et les choses (premier degré) jusqu’à l’indépendance complète, quand cesse toute communication digne de ce nom entre les parties en présence (cinquième degré). 4 Le premier degré a son royaume composé du petit ensemble des sociétés humaines qui ignorent la littératie6, pour la bonne raison que leurs langues ne sont pas écrites. La parole y est indissociable de son contexte, et la question « que signifie ce mot ? » est incompréhensible, faute de considérer ce mot comme une entité autonome alors qu’il constitue en quelque sorte, aux yeux de celui qui l’utilise, le prolongement naturel et la conséquence perceptible d’un élan intérieur, aussi évident qu’un soupir ou qu’un rire. Pour trouver l’équivalent de cet éden de sincérité dans le monde des images, il faut affronter le dragon habituel, l’intentio auctoris7. Comment puis-je acquérir la certitude que les auteurs d’un film considèrent le cinéma sans distance, comme le prolongement naturel de leur désir de s’exprimer ? 5 Une voie possible consiste à retourner au temps des pionniers et de l’« enfance de l’art », quand on ne soupçonnait pas que le cinéma puisse avoir un « langage » à lui ni même qu’un film puisse être signé par son auteur. Ou, sans aller aussi loin, retourner au cinéma classique hollywoodien, souvent cité lui aussi comme une source de premier degré, avec à l’appui les déclarations de ses scénaristes, dialoguistes et autres réalisateurs acquis aux causes, chères à Stanley Cavell, du méliorisme ou du perfectionnisme moral8. Ainsi Billy Wilder entendait-il fournir à son public une matière à penser incompatible avec la métadiscursivité – ou, pour le dire plus précisément, avec la « clause autorelativisante du discours »9 – inhérentes à l’ironie : « Même [mes] films de guerre, disait-il, même Sunset Boulevard, sont des bancs d’essai, des préambules aux grandes choses qui vont arriver dans nos vies ; ils sont destinés à être utilisés »10. 6 Bien entendu, les déclarations des cinéastes ne suffisent pas. Le manifeste du Dogma11, par exemple, entendait promouvoir une simplicité digne du premier degré, mais à regarder les films tournés sous son égide, à commencer par Dancer in the dark, nombre de spectateurs se prennent volontiers à en douter12. Pour contourner l’intentio auctoris, on se rabattra avec profit vers la validation intersubjective. Plus il y a de spectateurs qui croient à la sincérité de l’auteur quant à son rapport au médium, plus les chances existent d’avoir affaire à une énonciation dépourvue d’ironie. Et au cas où cet auteur serait un petit malin satisfait d’avoir manigancé, en copiant ses collègues les plus sincères, une œuvre sciemment destinée à provoquer l’inférence d’un premier degré sans calcul, qu’est-ce que cela changerait, la manipulation se trouvant si bien dissimulée que personne ne la détecterait, un peu comme dans l’expérience de la Chambre chinoise de uploads/Litterature/ cours-jullier-les-degres-d-x27-enonciation.pdf

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