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repartir de zéro Pierre déléage repartir de zéro collection gris « théorie » dirigée par Antoine Dufeu & Fabien Vallos www.xxxxxxxxxxxxx Du même auteur : Le Chant de l’anaconda, Société d’ethnologie, 2009. Inventer l’écriture, Les Belles Lettres, collection Graphê, 2013. éditions Sommaire Préface 9 1. Traduction totale 13 Genèse, texte cahto conté par Bill Ray 13 Le tueur, texte cherokee écrit par Ayuni 18 Secouer la citrouille, texte seneca traduit en anglais par Richard Johnny John 23 Chant de semailles, texte osage chanté par Wa’thuxage 27 Le coyote et Juno, texte zuni conté par Andrew Peynetsa 29 Dixième Chant Cheval, texte navajo chanté par Frank Mitchell 39 Dialogue cérémoniel shuar, en collaboration avec Grégory Deshoullière 46 e-r-e-l-l-e-t-u-s-a, texte anglais d’e.e. cummings 53 2. Poèmes-sons 56 Navajo, Kaingang, Cashinahua, Seneca, Fox, Shaker, Dada 3. Poèmes-images 66 Texte navajo de Son of Bead 67 Texte naxi 71 Texte aztèque 75 Texte nambikwara 78 Clausule 86 9 Préface Une soirée comme les autres au café Le Metro, sur la seconde avenue, à deux blocs du parc où des toxicomanes par dizaines viendraient vingt ans plus tard prolonger leur agonie ; la salle enfumée est bondée d’auditeurs pieds sur les tables, lunettes aux yeux, plutôt blancs, plutôt mâles, à la fois désabusés et enthousiastes, se raccrochant à l’idée que c’est peut-être en ce lieu que se déclament les chefs d’œuvre de demain, et que l’on pourra dire un jour qu’on y était, qu’on était à New York durant l’avant-garde de l’an 1964 et qu’on participait à ce qui était en passe de succéder à la beat generation. Sur la scène, Jerome Rothenberg – poète, trentenaire, juif, dans cet ordre-là insiste-t-il – tourne les feuilles tachées d’un amoncèlement de manuscrits. Il récite un à un les textes compilés pour cette soirée de « lecture de poésie primitive et archaïque ». Blouson de cuir noir, favoris et barbiche fournis, cheveux bruns et longs, collier tressé, le regard fatigué ou halluciné, il scande sur un ton monotone saturé de nasales une litanie que l’on ne peut vraiment entendre qu’au premier rang, que peut-être lui seul comprend. Origines & dénominations, Visions & sortilèges, Mort & défaite : les thèmes qui se succèdent reflètent son ambition, commune mais honorable, de participer au vaste renouveau des années soixante. Du passé il sera fait table rase et les déclarations, les rituels, les récits, les chants les plus solides et les plus forts des peuples « primitifs » – les guillemets sont déjà là – permettront de retrouver les sources de l’intelligence et de l’énergie. Sur les lambris, des portraits de femmes au passé militant se substituent à leur absence. De cette soirée est issu quatre ans plus tard un livre, Les techniciens du sacré 1. C’est la première anthologie de « poésies tribales et orales » rassemblées par Jerome Rothenberg et elle connaîtra un réel succès chez un lectorat en phase avec le summer of love. Le volume, maniable, comprenait un peu plus de cinq- 1. Jerome Rothenberg, Technicians of the Sacred (1968), Doubleday. La seconde édition du livre parue en 1985 a été traduite en français par Yves di Manno en 2007 pour José Corti. 10 11 cents pages de textes provenant des cultures africaines, amérindiennes, asiatiques et océaniennes, transformés, par leur côtoiement et par leur publication sous la signature de Rothenberg, en poésie d’avant-garde. Le poète avait passé de longues heures en bibliothèque pour dénicher dans les sections délaissées d’ethnologie et de folklore des traductions de textes qui puissent faire écho à une certaine conception de l’air du temps. Il revisitait ainsi la très riche production du Bureau of American Ethnology et de la première école d’anthropologues et de linguistes formés par Franz Boas, d’énormes ouvrages d’accès souvent ardu, publiés entre 1880 et 1940 pour la plupart, comportant de très nombreuses transcriptions de textes en langue amérindienne, dotées de riches appareils linguistiques et accompagnées de traductions littérales et/ou libres. Le titre du livre, Les techniciens du sacré, laissait deviner les deux principaux volets du projet de Rothenberg. Un volet « sacré » pour lequel la poésie primitive exprimait un mode de pensée particulier et unique, quelque chose comme le « sens-de-l’unité », un monisme vaguement mystique manifesté par l’oralité archaïque, traversé par les énergies antédiluviennes de William Blake, immanent à la prose ithyphallique d’Arthur Rimbaud, une sorte de vision cachée accessible à une petite élite de prophètes, de voyants glorifiant l’intuition et l’instinct, et exécrant la logique – toujours aride, la science – toujours arrogante, et la rationalité – toujours occidentale. Ce volet ne m’intéresse pas, il m’ennuie même. Un volet « technicien », résolument dadaïste, où l’affranchissement des modèles conventionnels passait par une mise en forme nouvelle de la pensée, de l’écriture, de l’expression. Jerome Rothenberg conçut d’emblée son projet d’anthologie comme un assemblage, comme un collage, effaçant le contexte des œuvres choisies pour les mettre en résonance avec des textes de nature, de région et d’époque extrêmement différentes. La centaine de pages de commentaires qui venait conclure l’ouvrage n’était pas destinée à replacer les œuvres dans leur contexte – social ou autre 2 – mais à accentuer encore cette ligne de fuite, confrontant les anciens Égyptiens à Gertrude Stein ou à Ezra Pound, les aborigènes d’Australie à Antonin Artaud, les Indiens Osage à Giordano Bruno, les Blackfoot à Walt Whitman, les Navajo à Aimé Césaire, les Hopi à Gary Snyder, etc. Ce volet technique ou formaliste ne se limitait pas à des effets d’échos intertextuels, c’était aussi une opportunité pour Rothenberg de retravailler 2. Ce qui lui fut amèrement reproché par les critiques universitaires, par exemple Nancy Schmidt, « Review of Technicians of the Sacred by Jerome Rothenberg » (1970), American Anthropologist 72-2 ou William Bevis, « American Indian Verse Translations » (1974), College English 35-6. des textes souvent difficiles à lire, ensevelis sous une gangue d’annotations linguistiques, alourdis par une traduction littérale ou trahis par une traduction littéraire, de retraduire des textes en actualisant la potentielle poésie qu’ils recelaient. Le processus, probablement plus traitre encore que les mises en forme des linguistes et des ethnologues, passait en partie par de nouvelles traductions, condensées ou délayées, en partie par un réarrangement spatial des textes, un jeu sur leur typographie et leur disposition, en partie encore par la mise en valeur de certains modes d’expression traditionnels méconnus – glossolalies, pictographies, etc. Les jeux typographiques de la poésie concrète, de Mallarmé à Cummings en passant par Apollinaire ou Pound, et les mots souffles de la poésie sonore, d’Artaud à Chopin en passant par les poètes de Black Mountain et de la beat generation, s’assemblaient alors en un horizon avant-gardiste d’essence dadaïste qui conféra à l’anthologiste un regard nouveau et une oreille nouvelle ; sa lecture des « poésies primitives » en est entièrement tributaire. Ces procédures de retraduction forment ce qu’il y a de meilleur dans les Techniciens du sacré. Du moins c’est mon point de vue, un point de vue d’ailleurs assez problématique pour un anthropologue qui a beaucoup travaillé sur le chamanisme et le prophétisme : je suis constamment sollicité par des personnes qui cherchent dans ces savoirs une forme de vérité – une perspective philosophique originale sur l’univers ou une sagesse ancestrale – et je passe une bonne partie de mon temps à les décevoir, n’aimant étudier ces phénomènes culturels que pour en comprendre les propriétés formelles et leurs modes spécifiques d’invention, de propagation et d’extinction. C’est pourquoi, à l’encontre de la plupart de ses lecteurs peut-être, le mysticisme archaïsant de Rothenberg m’apparaît plutôt vain tandis que je me sens proche de ses expérimentations formelles avant- gardistes : ses collages le menèrent à des retraductions, qui lui permirent d’interroger l’idée même de traduction, interrogation qui le conduisit à s’ouvrir à des textes non signifiants puis à des sémiotiques non scripturaires. Les chapitres qui suivent proposent un cheminement personnel, un cheminement d’anthropologue et de linguiste si l’on veut, dans l’œuvre de traducteur et d’anthologiste de Jerome Rothenberg, œuvre qui à mon sens comprend aussi bien ses anthologies à proprement parler, du moins celles consacrées à la « poésie primitive » (Technicians of the Sacred, Shaking the Pumpkin et A symposium on the Whole 3), que les revues qu’il dirigea dans les années 1970 3. Technicians of the Sacred (1968), Doubleday ; Shaking the Pumpkin (1972), Doubleday ; avec Diane Rothenberg, Symposium of the whole. A range of discourse toward an ethnopoetics (1984), University of California Press ; Technicians of the Sacred (1985), University of California 12 13 – Alcheringa d’abord, New Wilderness Letter ensuite. Ce qui m’intéresse dans ce corpus, ce sont – on l’aura deviné – les techniques formelles de transformation des textes, c’est pourquoi mon parcours sera pour l’essentiel organisé autour de trois leitmotiv : les procédures de retraduction, les expériences de traduction « totale » (qui en dérivèrent) et la mise en valeur de techniques sémiotiques non linguistiques et non alphabétiques. Press ; Shaking the Pumpkin (1991), University of New Mexico Press. 1 Par le biais de mes collages, je fus l’un des premiers, uploads/Litterature/ deleage-repartir-de-zero-pdf.pdf

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