DES GRAPHES ET DES VOIX Les maléfices de l'écriture dans La Religieuse Jean-Chr
DES GRAPHES ET DES VOIX Les maléfices de l'écriture dans La Religieuse Jean-Christophe Abramovici Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques » 2015/1 n° 140 | pages 43 à 51 ISSN 0241-2799 DOI 10.3917/caph.140.0043 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2015-1-page-43.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Réseau Canopé. © Réseau Canopé. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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La « reprise » de Diderot accompagne la résurrection du roman que Grimm avait enterré, sans se soucier des affirmations contradictoires qui en résultent. La polygraphie de Diderot est polyphonie ; elle participe de la représentation des pouvoirs de l’écriture, que conquiert Suzanne, l’héroïne du roman. A près une définition assez neutre du mot polygraphe (« Auteur qui écrit sur des matières variées »), Le Petit Robert (éd. 1990), propose comme exemple la phrase : « Diderot se fit poly- graphe pour rédiger son Encyclopédie. » Loin d’être critique à l’égard de l’écrivain, l’affirmation rappelle allusivement la genèse du Dictionnaire raisonné des arts et des sciences : la locution verbale qui fait du substantif « polygraphe » un attribut suggère que c’est par nécessité, pour respecter le plan d’édition, parce qu’il ne trouva pas d’ouvrier à même de décrire ce qu’ils « opér[aient] par instinct 1 », que certains de ses auteurs lui firent défaut ou bâclèrent le travail, par nécessité donc que Diderot se fit simultanément grammairien, juriste, artisan, etc. ■ ■ 1. « La plupart de ceux qui exercent les arts mécaniques, ne les ont embrassés que par nécessité, et n’opèrent que par instinct. À peine entre mille en trouve-t-on une douzaine en état de s’exprimer avec quelque clarté sur les instruments qu’ils emploient et sur les ouvrages qu’ils fabriquent. Nous avons vu des ouvriers qui travaillent depuis quarante années, sans rien connaître à leurs machines. Il a fallu exercer avec eux la fonction dont se glorifiait Socrate, la fonction pénible et délicate de faire accoucher les esprits, obstetrix animorum » (Diderot, « Prospectus » de l’Encyclopédie, 1751, Œuvres complètes, éd. Roger Lewinter, Paris, Le Club français du livre, 1969-1973, t. II, p. 294). © Réseau Canopé | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info via Université Toulouse 2 (IP: 193.50.45.191) © Réseau Canopé | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info via Université Toulouse 2 (IP: 193.50.45.191) DOSSIER DIDEROT POLYGRAPHE 44 CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 140 / 1er trimestre 2015 Si l’écrivain pratiqua (presque) tous les genres, joua de tous les tons, il convient de préciser que « sa » polygraphie n’a que peu à voir avec celle d’un Voltaire, champion de la démultiplication des écrits, du nombre de notices dans le Catalogue de la Bibliothèque nationale de France (près de six mille), du nombre de noms d’emprunt (plus de 175) : forme de poly- graphie ouverte, satirique et publique à laquelle Diderot choisit très tôt de renoncer : « Je veux que le scandale cesse, et sans perdre le temps en apologie, j’abandonne la marotte et les grelots, pour ne les reprendre jamais, et je reviens à Socrate 2. » Sages résolutions de 1748, reniement rhétorique des impertinents Bijoux indiscrets, qui n’empêchèrent pas Diderot d’être incarcéré au donjon de Vincennes quelques mois plus tard où, goûteux paradoxe, il eut tout le temps d’en revenir à Socrate en traduisant son… Apologie. À lire la fiche que le lieutenant de police Berryer rédigea à l’époque sur Diderot, il semble bien que la grande diversité des écrits qu’il avait « fait[s] » avait nourri la méfiance des autorités et peut-être décidé de son arrestation 3. Quoi qu’il en soit, après Vincennes, Diderot ne reprit ses marottes que semi-clandestinement (pour le lectorat d’élite de la Correspondance littéraire) ou dans le complet secret de son cabinet, pour les textes qui, comme Le Neveu de Rameau, ne furent révélés que longtemps après sa mort. On dit souvent des textes de Voltaire qu’ils se reconnaissent à leur style, à cette fameuse « ironie voltairienne » qui lui permet simultanément d’avancer masqué tout en s’adressant, plus ou moins discrètement, aux « frères », aux initiés, ou plus simplement aux bons lecteurs. La marque du style de Diderot se situe davantage du côté de la variation, de la surprise, du brouillage des identités. Parce qu’un grand nombre de ses textes d’idées ou de fiction sont constitués de dialogues, on parle volontiers à son propos de polyphonie, où il est remarquable que le préfixe poly- n’a ni le même sens ni les mêmes valeurs que dans le mot polygraphe. Dans ce dernier, il exprime, on l’a vu, l’idée d’un nombre excessif (d’où la connotation ■ ■ 2. Mémoires sur différents sujets de mathématiques [Paris, Durand, 1748], « À Madame de P*** », Œuvres complètes, ibid., t. II, p. 9. ■ ■ 3. Commencée le « 1er janvier 1748 », la fiche (NAF 10781) de police énumère en paragraphes successifs les différents écrits de l’auteur Diderot ; l’approximation de la désignation générique participe de l’accroissement de la faute : « Il a fait les Pensées philosophiques, Les Bijoux et d’autres livres de ce genre./Il a fait aussi l’Allée des idées, qu’il a chez lui en manuscrit, et qu’il a promis de ne point faire imprimer./Il travaille à un Dictionnaire encyclopédique avec Toussaint et Eidous./Le 9 juin 1749 il a donné un livre intitulé : Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient./Le 24 juillet il a été arrêté et conduit à Vincennes à ce sujet » (repro- duit in Franco Venturi, Jeunesse de Diderot (de 1713 à 1753) [Giovinezza di Diderot], trad. Juliette Bertrand [1939], Genève, Slatkine reprints, 1967, p. 379). Quand il complète la fiche une fois Diderot libéré, Berryer rassemble l’ensemble des pièces délictueuses en un seul « ouvrage » proprement polygraphique : « Entré au donjon de Vincennes le 24 juillet 1749, mis en liberté du donjon et a eu le château pour prison par ordre du 21 août suivant./Sorti le 3 novembre, même année. Pour avoir composé un ouvrage intitulé : 1° Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient clair ; Les Bijoux indiscrets ; Pensées philosophiques ; Les Mœurs ; Le Sceptique ou l’Allée des idées ; L’Oiseau bleu, Conte bleu, etc. » (reproduit in François Moureau, Le Roman vrai de l’Encyclopédie, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard Littératures », 1990, rééd. 2001, p. 158). Nombre des textes de Diderot sont constitués de dialogues, on parle à leur propos de polyphonie © Réseau Canopé | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info via Université Toulouse 2 (IP: 193.50.45.191) © Réseau Canopé | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info via Université Toulouse 2 (IP: 193.50.45.191) Des graphes et des voix 45 latente de manque d’originalité) ; dans « polyphonie », terme à l’origine d’analyse musicale, l’idée de nombre se joint à celles de combinaison, de mélange, de superposition, bref d’une variation qui n’est plus déperdition, mais enrichissement, virtuosité 4. Ne peut-on pas dire de Diderot qu’il est polygraphe à la manière d’un polyphoniste, qu’en d’autres termes il mêle autant dans ses œuvres les voix que les graphes, les strates d’écriture, effaçant sciemment les traces de son trait de plume ? Un roman polyphonique La Religieuse est sans doute le texte de Diderot où cette polyphonie écrite, cet entremêlement des graphes et des voix sont les plus évidents, même si ce n’est pas l’aspect du roman qui, à notre connaissance, a été le plus commenté. On sait qu’il est né d’un jeu d’écriture, d’une mystification jouée au marquis de Croismare, dans l’espoir de le faire revenir à Paris porter secours à une religieuse imaginaire. Le roman est dans cette pers- pective une pièce à conviction qui, à défaut d’avoir convaincu le marquis, prouverait la friponnerie de ses amis réunis autour de Mme d’Épinay et de Grimm. Le corps du délit est le texte même, la seule trace de l’existence fictive de Suzanne Simonin (« Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui nous reste uploads/Litterature/ des-graphes-et-des-voix-les-malefices-de-l-x27-ecriture-9-p.pdf
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- Publié le Dec 13, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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