Le corps, la voix, le geste et l’objet texte (Peux-je ? de Charles Pennequin et
Le corps, la voix, le geste et l’objet texte (Peux-je ? de Charles Pennequin et Dominique Jégou, Mon corps n’obéit plus de Yoann Thommerel) Le décentrement du littéraire vers les mondes de l’art J’ai choisi de m’intéresser ici à deux performances d’écrivains : Peux-je ? de Charles Pennequin et du danseur et chorégraphe Dominique Jégou, et Mon corps n’obéit plus de Yoann Thommerel. Je voudrais tout d’abord préciser de quel type de performance il s’agit. Dans une acception large du mot, toute lecture publique, et même une communication à un colloque, sont des performances. Tel que je l’emploie ici pour qualifier celle de Charles Pennequin et Dominique Jégou et celle de Yoann Thommerel, le mot renvoie toutefois à la catégorie de performance en art, en tant que son emploi pour désigner des pratiques littéraires performancielles se calque alors sur celui qui a cours dans le champ de l’art. Ce renvoi n’est pas arbitraire. Déjà, ces performances sont légitimées comme telles institutionnellement. J’ai vu Peux-je ? le 28.10.2012 à Gentilly, au Générateur, qui se présente comme « un lieu d’art et de performances » . Peux-je ? y était au 1 programme du festival frasq, dont le sous-titre est « rencontres de la performance » . Mon corps 2 n’obéit plus, je l’ai vue le 13.1.2017 aux Laboratoires d’Aubervilliers, qui se présentent comme « un lieu de recherche et de création », « un outil dédié à la recherche artistique » . Le Générateur et 3 les Laboratoires d’Aubervilliers sont identifiés comme des centres d’art. Ces performances s’inscrivent donc dans un circuit événementiel particulier, duquel la littérature n’est pas absente, mais où elle est minoritaire. Par rapport aux délimitations d’un champ littéraire plus conventionnel, elles sont décentrées. Pour Peux-je ?, le décentrement est d’autant plus effectif qu’il s’agit d’un duo entre un écrivain, Charles Pennequin, qui est clairement identifié comme poète performeur, et un danseur et chorégraphe, Dominique Jégou, c’est donc un duo transdisciplinaire. Or il est courant, quand on ne peut ranger une proposition sous aucune catégorie disciplinaire déterminée, qu’on ait http://legenerateur.com/. Dernière consultation le 20.7.2018. 1 http://www.frasq.com/. Dernière consultation le 20.7.2018. 2 http://www.leslaboratoires.org/projet/devenez-ami-e-s-des-labos, http://www.leslaboratoires.org/simplenews/ 3 janv2013. Dernières consultations le 20.7.2018. 1 tendance à la nommer performance. Cette dernière étant la catégorie indisciplinaire par excellence, 4 elle accueille logiquement les pratiques hybrides. En ce sens, on pourrait dire de l’étiquette performance qu’elle est un peu le pendant, dans le champ de l’art, de celle de poésie en littérature. Dire cela ne vide pas pour autant de sens les catégories de performance et de poésie. Mais se sont des catégories ouvertes. Pour en revenir à Peux-je ?, le fait qu’elle soit un duo entre un écrivain et un danseur a pour conséquence qu’elle n’existe qu’en performance. Peux-je ? est le titre d’une performance de Dominique Jégou et Charles Pennequin, il ne renvoie à aucun livre du second. Dans Peux-je ?, celui-ci lit un choix de ses textes. Ce choix dépend d’une cohérence interne à cette performance, à un niveau thématique et sémantique notamment (le corps, la danse), mais il dépend aussi, et peut-être surtout, de leurs qualités performancielles, à un niveau vocal et gestuel. C’est-à- dire que ce sont des textes qui ont un fort potentiel d’oralité. Pour le dire avec Paul Zumthor, [leurs] procédés stylistiques […] comportent un aspect phonique : la manipulation du donné linguistique tend à provoquer toute espèce d’échos sonores, ainsi qu’à accuser la scansion rythmique ; ce trait ne doit pas être dissocié d’un autre, plus général, qui est la fréquence des effets de récurrence ; ceux-ci peuvent affecter, isolément ou ensemble, n’importe lequel des niveaux textuels : sons, syllabes, mots, phrases, images, idées, motifs, etc. Un lien fonctionnel semble attacher cette pratique à l’exercice performanciel (vocal et gestuel) ; elle constitue sans doute un facteur de théâtralité.5 Ces mots de Paul Zumthor traitent plus directement de ce qu’il appelle la poésie orale. Les poésies sonore et action, les lectures publiques et les performances littéraires « du monde industrialisé », comme il le nomme, occupent dans ses travaux une place secondaire. S’il s’agit bien d’un manque, il faut préciser que ces dernières n’étaient non seulement pas son objet d’étude privilégié, mais qu’il n’a également pas connu la généralisation récente des pratiques hors-livre. Il en notait toutefois l’essor, en lien avec les mutations médiologiques, et soulignait l’importance de ce mouvement d’oralisation dont il écrivait qu’« on [en] mesure encore mal l’ampleur et les Yan Saint-Onge considère également que la performance n’est pas seulement transdisciplinaire, mais indisciplinaire. 4 Voir son article « Chambres de Sébastien Dulude : la poésie-performance et le livre », Cygne noir, n°2, « Sutures sémiotiques », 2014. Article en ligne : http://www.revuecygnenoir.org/numero/article/poesie-performance-chambres- dulude. Dernière consultation le 27.7.2018. Sur la notion d’indisciplinarité, on peut se référer à Laurent Loty, notamment son article « Pour l’indisciplinarité », dans Julia Douthwaite et Mary Vidal (dir.), The Interdisciplinary Century. Tensions and Convergences in 18th-Century Art, History and Literature, Voltaire Foundation, 2005, p. 245-259. Article en ligne : http://science.societe.free.fr/documents/pdf/Loty_Indiciplinarite_2005.pdf. Dernière consultation le 27.7.2018. Paul Zumthor, « Oralité » [1989/1994], dans Intermédialités, n°12, « Mettre en scène », 2008, p. 199. Article 5 disponible en ligne : https://www.erudit.org/fr/revues/im/2008-n12-im3626/039239ar/. Dernière consultation le 20.7.2018. 2 implications à long terme » . Quoiqu’il en soit, sa description des dynamiques d’oralité citée ci- 6 dessus, qui n’est certes pas généralisable à l’ensemble des littératures de performance, me semble pouvoir s’appliquer à la poétique de Charles Pennequin. Cette proximité entre des pratiques et des contextes différents est à souligner, et reste à questionner. La remarque de Paul Zumthor concernant le lien fonctionnel qu’il y aurait entre cette pratique d’écriture et l’exercice performanciel me semble par ailleurs très juste. Paul Zumthor parle toutefois de pratique, et non de pratique d’écriture, car au sens courant du mot, parler d’écriture ne convient pas pour la poésie nativement orale. Notons alors un faux paradoxe, qui désigne en fait une circulation. Même si Charles Pennequin pratique l’improvisation, en quoi certains de ses textes sont nativement oraux, c’est-à- dire sans écriture scripturale préalable, ceux-ci restent malgré tout influencés par la culture écrite dans laquelle nous sommes immergé·es, par les pratiques de l’écriture et de la lecture, apprises dès l’enfance, intériorisées, et qui informent jusqu’à nos manières de penser. Cela est d’autant plus prégnant pour ce qui concerne la culture littéraire, qui est majoritairement livresque, et bien sûr celui ou celle qui fait (ou souhaite faire) de la littérature un métier pratique généralement un mode de lecture sinon savante du moins à visée intensive, une écriture à fonction non seulement communicationnelle mais également esthétique. Pour autant, cela n’empêche pas que les textes de Charles Pennequin, même ceux d’abord écrits de manière scripturale, soient influencés par la culture orale (par exemple par la culture populaire de la chanson, mais aussi par les manières de dire, façons de parler) et, c’est un point important, par la tradition des poésies sonore et action. Les poésies orales qu’étudient Paul Zumthor relèvent quant à elles principalement de ce qu’il appelle une « oralité mixte » : de cultures dans lesquelles tradition orale et tradition écrite cohabitent, mais où l’influence de l’écrit demeure externe, partielle ou retardée, et donc dans lesquelles les poètes (qui sont des performeurs) ne sont pas forcément alphabétisé·es (ibid., p. 36). Leur ‘‘écriture’’ non scripturale participe alors d’une pratique et s’inscrit dans une tradition qui sont ‘‘strictement’’ orales. Toujours selon Paul Zumthor, l’oralité qui est la nôtre relèverait quant à elle d’une « oralité seconde », c’est-à-dire d’une oralité qui se (re)compose à partir de l’écriture et au sein d’un milieu où celle-ci prédomine sur les valeurs de la voix dans l’usage et dans l’imaginaire. Cette oralité seconde procède donc d’une culture lettrée, où toute expression est marquée par la présence de l’écrit (ibid.). Il me semble qu’aujourd’hui, à l’ère hypermédiatique, et même si la domination de l’écrit reste prégnante, les rapports entre oralité et écriture tendent à se rééquilibrer quelque peu. En littérature, nous pouvons considérer que les poésies sonore et action sont dorénavant une tradition (ce qui n’était pas vraiment le cas du vivant de Paul Zumthor), car elles ont essaimé et se sont Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Seuil, « Poétique », 1983, p. 164. 6 3 institutionnalisées, que leurs apports s’enseignent (du moins dans les écoles d’art). Or cette tradition et les littératures exposées qui viennent à sa suite, du fait même de leur institutionnalisation ne me paraissent plus seulement relevées d’une « oralité seconde ». Les littératures exposées actuelles se composent et recomposent dorénavant non seulement à partir de l’écriture, mais aussi de cette tradition, de ces écritures non scripturales du XXe siècle. Cela était déjà vrai pour les poètes sonores et action et les performeurs de la voix, mais cela est devenu exponentielle dans les champs de l’art et de la littérature, du fait du mouvement d’« oralisation généralisée » auquel nous assistons, de 7 l’institutionnalisation et de l’historicisation de cette tradition. Aussi ces pratiques, informées par cette tradition, relèvent-elles d’une littérature mixte, non au sens uploads/Litterature/ le-corps-la-voix-le-geste-et-lobjet-text.pdf
Documents similaires
-
19
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3767MB