Autour de la retraduction Perspectives littéraires européennes Sous la directio

Autour de la retraduction Perspectives littéraires européennes Sous la direction de Enrico Monti et Peter Schnyder Autour de la retraduction Perspectives littéraires européennes Avec un texte inédit de Jean-René Ladmiral 2011 La retraduction : Ambiguïtés et défis YVES GAMBIER Résumé La retraduction n’a guère fait l’objet d’analyses systématiques. On a certes d’assez nombreuses études de cas, marquées souvent par l’ « hypothèse de la retraduction » (les traductions les plus récentes tendraient à être toujours plus sourcières). Le pré- supposé de l’hypothèse (l’histoire comme progression chronologique linéaire) est au- jourd’hui remis en cause : les retraductions justifient une recherche plus diversifiée, re- connaissant la place des variables sociologiques et textuelles comme motivation pour retraduire. Nous traiterons des orientations qui tentent d’expliquer le phénomène, à partir de certains auteurs (notamment A. Berman) et de divers exemples. Nous essaie- rons ainsi de reconceptualiser la tension entre traduction et retraduction(s). Abstract There are no systematic studies on retranslation. However, we have quite a few case studies which are very often based on the « retranslation hypothesis » (the most recent translations would be closer to the source text). The assumption of this hypothesis (history as linear progress) is today challenged: retranslations deserve a more appropri- ate approach, acknowledging the role of different sociological and textual variables in the motives for retranslating. Several explicative directions will be dealt with, referring especially to A. Berman and using different types of examples. Our objective is to tho- roughly study the concept, namely the tension between translation and retranslations. Yves Gambier 50 ombre de termes dans leur usage quotidien ne semblent pas poser de problème : il en va ainsi de « traduction », de « localisation », d’« adaptation », de « retraduction ». Mais dès qu’on cherche à circons- crire l’extension des concepts qu’ils désignent, le doute s’installe et le trouble s’amplifie. Derrière les apparences de la retraduction — soulignées par le préfixe « re- » : on refait des traductions périodiquement (comme on se refait une beauté ?) — il y aurait comme une évidence, marquée du bon sens. Avec le temps, les attentes, les besoins, les connaissances, les percep- tions, la langue changent et donc rendraient nécessaire de réactualiser une traduction déjà établie. Simple mise à jour par conséquent qui serait due à l’usage qui se modifie, sinon à l’usure. Mais repeindre une façade ne fait pas une maison neuve. Une retraduction est-elle une nouvelle traduction ? 1. Un phénomène d’actualité toujours ambigu Milan Kundera a été un des rares écrivains contemporains à rendre pu- blique sa critique des traductions de certains de ses livres. Ainsi La Plaisanterie (original de 1967) aurait donné lieu à des traductions rapides, commandées par les actualités non-littéraires, pour être retraduite dans les années 1980 en se focalisant davantage sur les spécificités littéraires du texte. La première traduction adaptative en français (1968) a été suivie en 1980 par une autre « révisée » par Claude Courtot et l’auteur, puis par une troisième en 1985, « définitive ». On notera le très court laps de temps écoulé entre la première traduction et les suivantes, dont l’une se présente comme « révision ». En 2008, l’ensemble classique confucéen intitulé Mencius a été retraduit du Chinois vers le Néerlandais : cette cinquième traduction est la seule complète, les précédentes de 1862, 1931, 1941 et 1971 n’étant que des ver- sions partielles. Les traductions de 1931 et de 2008, similaires dans leur visée (éduquer le lecteur néerlandophone) et dans leurs ambitions explicatives (avec longue introduction, notes, comparaisons avec les autres versions) diffèrent dans leur registre — l’orthographe de la langue par exemple ayant été simplifiée en 1934, 1947 puis 2006 (rendant certains choix du traducteur N La retraduction : Ambiguïtés et défis 51 de 1931 anachroniques aujourd´hui, même si sa version est sans doute plus cohérente que celle de 2008 où se sont glissés des archaïsmes)1. Le Rouge et le Noir de Stendhal a été plusieurs fois retraduit en Corée, entre 1950 et 2000, comme nombre de travaux occidentaux en sciences, en philosophie, en sciences politiques ont été retraduits au tout début du XXe siècle du japonais en chinois : dans le premier cas, une doctorante (Lim Soonjeung, Université Féminine Ewha) se penche sur les diverses versions successives du français vers le coréen tandis que, dans le second cas, plu- sieurs universitaires de Pékin s’attachent à démontrer l’importance de la traduction-relais pour introduire de nouvelles idées. Il s’agit avec ces exemples de souligner que notre problématique ne concerne pas seulement les échanges littéraires canoniques entre langues indo-européennes et de mettre aussi en avant l’importance des efforts actuels de jeunes chercheurs, ici et là, pour aller plus loin dans la systématisation. Comme par exemple aussi Kieran O’Driscoll, qui vient d’achever (2009) sa thèse, à Dublin, sur les causes et influences des retraductions de Jules Verne en anglais durant ces 130 dernières années. D’autres références similaires existent, par exemple sur les retraductions de Hans Christian Andersen, de William Faulkner, de James Joyce, de Selma Lägerlof, etc2. Du point de vue éditorial, des retraductions récentes vers le français valent la peine d’être mentionnées, parce qu’elles obligent à se réinterroger sur le concept, comme celle de Don Quichotte3 (« traduction nouvelle » par Jean-Raymond Fanlo en 2008), celle d’Alice au pays des merveilles (bien des fois traduit entre 1869, par Henry Bué, et 2009, par Laurent Bury), celle de Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin (2009), éloignée de la première traduction de 1933 — ethnocentrique, expurgée de l’inventivité orale de l’original, amputée de fragments entiers, recomposée dans sa typographie. Des écrivains sont aussi retraduits, comme Fédor Dostoïevski, Virginia 1. Audrey Heijns, « Mencius moving with the times », in Hasuria Che Omar et al. (éds.), The Sustainability of the Translation Field, Kuala-Lumpur, Persatuan Penterjemah Malaysian, 2009, p. 172-178. 2. Cf. Isabelle Desmidt, « (Re)translation revisited », Meta, vol. LIV, n° 4, 2009, p. 669-682. 3. L’étude de Clara Foz sur les retraductions du Quijote s’arrête à la traduction de 2001, publiée dans la Pléiade. Cf. Clara Foz, « (Re)traduction(s), (re)présentation(s) : Première et dernière sorties du Quijote en français », Cadernos de tradução, n° 11, 2003, p. 39-57. Yves Gambier 52 Woolf, Herman Melville, Arthur Conan Doyle (« édition intégrale bi- lingue », « nouvelle traduction », 2005), Dashiell Hammett, etc. Le corpus à étudier s’élargit donc sans cesse et donne des moyens d’approfondir la « retraduction », à la fois à partir de ce qu’en disent les éditeurs, les critiques, les traducteurs eux-mêmes (préfaces, correspon- dances, interviews) et à partir de l’analyse des textes. Ce corpus littéraire n’est pas, bien sûr, exclusivement composé de traductions vers le français : on vient par exemple de retraduire en finnois (mais aussi en français), en 2009, Die Blectrommel de Gunther Grass (Le Tambour, 1959), la première traduction datant de 1961, sans oublier les nouvelles parutions de « clas- siques » (Shakespeare, Dickens, Sterne, Defoe, E. Brontë). À ce tableau, on doit ajouter les retraductions récentes vers le français de textes philosophiques comme ceux de Descartes4, Schopenhauer, ou de textes religieux comme le Coran, retraduit en 2009 par Malek Chebel, ou encore saint Augustin, ou des textes scientifiques, comme ceux de Darwin et de Freud. Ainsi donc, la retraduction est toujours d’actualité et toujours ambiguë — dans sa teneur, dans sa visée, dans ses ambitions. De fait, elle peut être comprise de différentes manières5 : - soit comme retour à l’original (rétroversion ou rétrotraduction) dans certains exercices, par exemple pour vérifier les transformations dues au transfert ; - soit comme traduction d’une autre traduction faite en une langue dif- férente de celle de l’original : cette traduction intermédiaire, ou pivot, qui semble se répandre avec les langues peu diffusées, permet donc de relayer l’original à une troisième langue-culture, selon un processus indirect. Le relais existe aussi en interprétation, en traduction audiovisuelle, notam- 4. Michel Beyssade et Jean-Marie Beyssade, « Des Méditations métaphysiques aux Méditations de philosophie première. Pourquoi retraduire Descartes ? », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1, 1989, p. 23-36. 5. Yves Gambier, « La retraduction : Retour et détour », Meta, vol. XXXIX, n° 3, 1994, p. 413-417. Nous laissons de côté ici la retraduction comprise comme traduction intersémiotique ou passage d’un écrit (littéraire) à l’écran — sens qu’on trouve par exemple dans Juan Jesús Zaro Vera et Francisco Ruiz Noguera (éds.), Retraducir : una nueva mirada. La retraduccion de textos literarios y audiovisuales, Málaga, Miguel Ángel Gómez Ediciones, 2007. La retraduction : Ambiguïtés et défis 53 ment entre des langues peu répandues, par exemple finnois-français- tchèque ou grec-anglais-portugais6 ; - soit comme traduction dans une même langue d’un même texte de départ, réalisée après une autre traduction. C’est ce concept qui nous inté- resse ici. Le retraducteur ne lit pas forcément les versions antérieures, d’autant moins accessibles qu’elles sont plus éloignées dans le temps. La retraduction ne concerne pas seulement les textes légitimés dans un sys- tème littéraire (textes canoniques ou pas, comme les bandes dessinées, les romans policiers, les livres d’enfants7), mais aussi des textes uploads/Litterature/ gambier-2012-autour-de-la-retraduction.pdf

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