1 GUILLAUME APOLLINAIRE ET LA GUERRE Yves STALLONI Reportons-nous un siècle en

1 GUILLAUME APOLLINAIRE ET LA GUERRE Yves STALLONI Reportons-nous un siècle en arrière, au 17 mars 1916. Le chef de section Guillaume de Kostrowitzky, dit Apollinaire, est en faction au Bois-des-Buttes, près de La Ville-aux-Bois, en contrebas du Chemin-des-Dames. Il est 16 heures, le secteur est calme et le fantassin est plongé dans la lecture du dernier numéro du Mercure de France auquel il collabore. Soudain, un bombardement retentit ; des éclats d’obus fusent. L’un d’entre eux traverse l’espace et perfore le casque du soldat l’atteignant au niveau de la tempe droite. Il perd connaissance, est emporté jusqu’à un poste de secours proche, puis à l’Hôtel-Dieu de Château-Thierry, avant d’être évacué au Val-de-Grâce où il est hospitalisé le 29. Quelques jours plus tard, le 9 avril 1916, le blessé est transféré à l’Hôpital Italien du quai d’Orsay et, comme son état ne s’améliore pas, il est trépané le 9 mai à la villa Molière, annexe du Val-de-Grâce. Apollinaire est sauvé, mais la guérison est longue à venir. Déclaré inapte mais non démobilisé, sa santé reste chancelante. Un peu plus de deux ans après cette blessure, à l’automne 1918, l’ancien fantassin est atteint par l’épidémie de fièvre infectieuse que les Parisiens ont appelé « grippe espagnole ». Affaibli par une congestion pulmonaire et les suites de sa trépanation, le poète, pourtant doté d’une constitution robuste, est devenu très vulnérable. Le 9 novembre à 17 heures, deux jours avant l’armistice qui mettait fin à la plus épouvantable boucherie qu’eût connue l’Europe, il expire. Il est âgé de 38 ans. Au mois de mai précédent, le 2, il avait épousé, dans le VIIe arrondissement, Jacqueline Kolb, dite Ruby, encore appelée « la jolie rousse ». Picasso était un des témoins du poète. Pardon d’ouvrir mon propos par la fin, mais c’était une manière de réchauffer nos ardeurs commémoratives, qui ont commencé l’année dernière avec la célébration du centenaire du début du conflit, et une façon aussi de dissiper un malentendu créé par le poète lui-même. Apollinaire, en effet, est l’auteur de quelques vers qui ont pu surprendre, voire choquer, comme celui-ci tiré de Merveille de la guerre : Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit Ou ce distique, extrait de Calligrammes, « L’adieu du cavalier » : Ah Dieu ! que la guerre est jolie Avec ses chants ses longs loisirs S’autorisant de ces références et de quelques autres, on a prêté à Apollinaire une inconscience d’esthète et on l’a soupçonné de ne pas avoir mesuré le caractère atroce du conflit. Au point que, vingt ans plus tard, Aragon lui reprochera « cette mythification de la guerre qui reste la honte et l’éclat de ce grand poète1 ». « Honte » et « éclat », deux termes oxymoriques illustrant l’ambiguïté supposée de la position d’Apollinaire qui, alors même qu’il est au cœur des combats, transformé en troglodyte et en victime potentielle, est capable de se montrer sensible à l’esthétique de la guerre et d’en tirer des poèmes. Ce qui ne l’empêche pas d’éprouver l’épuisement de la vie au front, comme il peut le faire dans des lettres, telle celle- ci adressée à Madeleine le 12 décembre 1915 : « Mes hommes sont épuisés par 11 jours de tranchée. Tout le monde fatigué […] pas pu t’écrire hier soir. Dormi par terre ou plutôt pas dormi par terre2. » Et, le lendemain : « Je sens maintenant toute l’horreur de cette guerre secrète sans stratégie mais dont les stratagèmes sont épouvantables et atroces. […] Les souffrances de l’infanterie sont au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer, surtout en cette saison et dans cette sale région3. » Pour tenter d’expliquer, voire de résoudre, cette apparente contradiction et clarifier la délicate relation d’Apollinaire à la guerre, nous suggérons, pour simplifier, une triple approche qui s’attachera d’abord à l’homme, ses origines et sa personnalité ; puis au poète et à ses motivations esthétiques ; enfin à l’amoureux, sa vie sentimentale et son rapport aux femmes étant indissociables de la guerre. Guillaume Soldat Par ses origines et sa naissance, Guillaume Apollinaire est placé sous le signe de la guerre. Son père putatif, Francesco Flugi d’Aspermont, fut capitaine d’état-major de Ferdinand II de Bourbon, roi des Deux-Siciles. Sa mère, Angelica Kostrowicka, de petite noblesse lituanienne, était la fille d’un général polonais qui devint, au moment de sa retraite, officier de la garde pontificale à Rome. Cette double ascendance militaire peut expliquer le goût du poète pour les hommes d’armes qu’il fait apparaître dans son œuvre, les chefs en uniforme, cosaques zaporogues, chevaliers, sultans, conquérants, pharaons. 1 Revue Europe, décembre 1935. 2 Tendre comme le souvenir (Lettres à Madeleine), Gallimard, « L’Imaginaire », 1997, p. 309. 3 Ibid., p. 309-310. 2 L’arrivée de la guerre fut l’occasion de renouer avec les temps vaillants de ses lointains ancêtres. Comme la plupart de ses contemporains, le jeune poète est convaincu que la guerre sera brève et lui permettra de se couvrir de gloire. Avec plus de malice que de vanité, il présente son engagement à son ami André Rouveyre en ces termes : J’en ai pris mon parti Rouveyre Et monté sur mon grand cheval Je vais bientôt partir en guerre4 Et, un peu plus gravement, il écrit à Lou, personnage dont nous reparlerons, au moment où il va quitter la caserne pour le front, en mars 1915 : « Je suis transporté d’enthousiasme de partir. Maintenant une nouvelle vie commence, celle où le caractère peut montrer ce qu’il est5. » Illégitime et apatride À cet enthousiasme un peu naïf, partagé par beaucoup de jeunes gens au moment de la mobilisation, s’ajoute une autre explication plus adaptée au personnage. Guillaume Apollinaire est à la fois un enfant illégitime et un apatride. Né à Rome le 25 août 1880, déclaré d’abord de parents inconnus sous le nom de Guglielmo Alberto Dulcigni, puis reconnu devant notaire par sa mère trois mois plus tard, Wilhelm Apollinaire de Kostrowitzky, pourrait être un peu Polonais, un peu Russe, un peu Italien, mais sûrement pas Français. « Ton père fut un sphinx et ta mère une nuit » dira le poème « Le Larron »6. La guerre est l’occasion de trouver une patrie et d’officialiser le choix d’un pays que les hasards de l’existence et la préférence pour une langue lui ont désigné comme le sien. Un de ses premiers personnages, est Merlin l’enchanteur, enfant sans père ; puis apparaît Croniamental, autre orphelin élevé par sa mère dans la nouvelle Le Poète Assassiné. Les traces de l’apatride sont encore plus nettes dans l’œuvre et expliquent son attirance pour les déracinés, les tsiganes, les bohémiens, les errants, les étrangers, les émigrants surtout : Tu regardes les yeux pleins de larmes les pauvres émigrants dit « Zone », le poème liminaire d’Alcools, à forte coloration autobiographique. Un autre poème du recueil s’intitule « L’Émigrant de Landor Road », personnage auquel l’auteur s’assimile. Dans la France de l’affaire Dreyfus, qui voit la montée du nationalisme et de la xénophobie, Kostrowitzky eut à souffrir de sa situation de métèque. Comme, par exemple, à l’occasion du vol des statuettes ibériques du Louvre, faisant suite à celui de La Joconde, accompli par un aventurier belge de sa connaissance, Géry Pieret. Celui-ci a déposé une statuette chez Apollinaire qui est arrêté, inculpé de complicité de vol et incarcéré à la Santé. L’affaire est élucidée, mais il a fait sept jours de prison et s’est rendu suspect en tant qu’étranger. Son expulsion de France fut un moment envisagée. Pourtant, à ses yeux, les immigrés fécondent la terre qui les accueille comme le dit une nouvelle, « Giovanni Moroni » dans le Poète assassiné : « Ils introduisent dans leur pays d’adoption les impressions de leur enfance, les plus vives de toutes, et enrichissent le patrimoine spirituel de leur nouvelle nation7. » La volonté de l’écrivain a toujours été de gommer son étrangeté, ce qu’illustrent son pseudonyme et l’affichage ostentatoire de sentiments patriotiques, comme dans ces vers tirés d’un drame en trois actes et en vers joué après sa mort en 1918, Couleur du temps : Vous ne songez qu’à mon existence Merci mais moi j’aime le danger Je suis poète et les poètes Sont l’âme de la patrie. Cet esprit cocardier dont les traces sont fréquentes dans l’œuvre (songeons à l’appel – burlesque il est vrai – à repeupler la France dans Les Mamelles de Tirésias en 1917), va trouver à s’exprimer au moment de la déclaration de guerre. En tant qu’étranger (Polonais, donc de nationalité russe), il n’est pas mobilisable, même s’il a accompli de nombreuses demandes en naturalisation. Il est pourtant bien décidé à s’engager, comme il l’écrit dans une carte postale envoyée à son ami italien Ardengo Soffici et datée du 10 août où l’on peut lire : « J’ai signé ma demande d’engagement et j’espère qu’on m’enrôlera avant la fin du mois d’août. » Pour appuyer sa requête, il déclare qu’il parle allemand, qu’il connaît bien la région de Cologne, qu’il est bon marcheur – ce qui n’empêche pas le uploads/Litterature/ guillaume-apollinaire-et-la-guerreat.pdf

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