Revue d’études augustiniennes et patristiques, 63 (2017), 31-79. Temps et étern
Revue d’études augustiniennes et patristiques, 63 (2017), 31-79. Temps et éternité dans le livre XI des Confessions : Augustin, Plotin, Porphyre et saint Paul* « Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire. Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours. » Pascal La célèbre analyse du temps menée par Augustin, au livre XI des Confessions (XI, 14, 17-28, 38) est généralement située dans l’horizon de la doctrine exposée par Plotin dans le Traité 45 Sur l’éternité et le temps (Ennéades, III, 7), et la défi- nition « psychologique » du temps comme distentio animi (Conf. XI, 26, 33), dans l’âme humaine singulière, est considérée comme une transposition de la définition et du vocabulaire de Plotin (διάστασις). La comparaison entre les Confessions et le Traité 45 suggère certes une dépendance d’Augustin par rapport aux doctrines néoplatoniciennes. Augustin, comme Plotin, situe le temps authentique au niveau supra-physique qui est celui de l’âme, le temps n’étant plus lié primordialement * L’origine lointaine de cet article est l’exposé présenté naguère au colloque « Augustin philosophe et prédicateur. Hommage à Goulven Madec », organisé par l’Institut d’études augusti- niennes les 8-9 septembre 2011. Ma dette est immense à l’égard d’Isabelle Bochet, qui m’a guidé dans la bibliographie augustinienne, et a généreusement discuté avec moi les principales étapes de cette recherche. Je la remercie de tout cœur, ainsi que les relecteurs anonymes de la RÉAug. On lira en filigrane, dans ces pages, une synthèse des diverses remarques et analyses de Goulven Madec sur le livre XI des Confessions, dont il a fortement contribué à éclairer l’interprétation. R. Goulet, « Augustin et le De regressu animae de Porphyre », dans Augustin philosophe et prédicateur. Hommage à Goulven Madec (Collection des Études augustiniennes. Série Antiquité, 195), I. Bochet, éd., Paris, 2012, p. 67 (et n. 1), a rappelé que G. Madec « s’est intéressé tout au long de sa carrière aux rapports entre Augustin et Porphyre », et publie dans ce même volume, avec G. Madec†, les fragments du De regressu animae. 32 PHILIPPE HOFFMANN au monde physique et au mouvement des corps (Conf. XI, 23, 29-34, 31), et en cela la rupture avec les conceptions de Platon, d’Aristote et des philosophies hellénistiques est consommée, même si certaines analyses d’Augustin remontent elles-mêmes à la tradition philosophique grecque (Aristote, les Stoïciens). Mais il est tout aussi intéressant de souligner les différences entre le texte augustinien et le texte plotinien, et de faire ressortir ainsi la tonalité propre de l’un et de l’autre. La présentation des rapports entre éternité et temps est à cet égard très significative, et fait apparaître ce qui chez Augustin ne dérive assurément pas de Plotin. Le propos de cet article n’est pas de donner une analyse continue, et parallèle, du Traité 45 de Plotin et du livre XI des Confessions, pour lesquels nous disposons déjà d’études nombreuses et détaillées, qui seront citées au cours de ces pages, mais de rappeler – pour souligner la différence des deux pensées – les traits principaux de la doctrine plotinienne de l’éternité et du temps, puis de faire le point sur les sources d’Augustin, et enfin de dégager, à partir d’un examen de plusieurs interprétations déjà proposées, une lecture d’ensemble du livre XI. Certains éléments doctrinaux sont assurément néoplatoniciens. D’autres échos ont pu être décelés entre l’analyse augustinienne et la tradition grecque, celle des stoïciens, celle, peut-être, de Grégoire de Nysse. Plutôt que Plotin, c’est peut-être Porphyre qui a inspiré à Augustin sa doctrine de la triple intentionnalité de l’âme, par laquelle il se distingue nettement de Plotin. Si Augustin situe la distentio animi dans l’âme humaine, et non plus comme Plotin dans l’Âme universelle qui régit à la fois la Nature et les âmes singulières – et donc tout à la fois le temps de la nature et le temps « psychologique » –, cela ne signifie nullement qu’il se livre à une « subjectivation » radicale du temps, et qu’il situe l’origine de celui-ci dans les seules âmes humaines, oubliant alors l’objectivité du temps de la Création muable. Le livre XI commence et s’achève par l’exégèse du premier verset de la Genèse (Gn 1, 1 In principio fecit Deus …), et la pensée augustinienne du temps, enchâssée dans l’exégèse de ce verset, se déploie dans l’écart maintes fois affirmé entre l’éternité de Dieu et le temps de la Création et des âmes humaines, elles aussi créées. L’analyse du temps, si énigmatique et aporétique soit-elle, est un exercice spirituel, une exercitatio animi destinée à permettre une prise de conscience de cet écart entre l’éternité divine et le temps humain, et une expression de la misère de l’âme dispersée. À la distentio qui est la loi de l’âme humaine déchue, Augustin oppose, avec saint Paul (Philippiens 3, 12-14), une intentio en direction de l’éternité du Créateur, par quoi l’âme, aspirant à participer à la « stabilité » divine, passe de la multiplicité malheureuse à l’unité et aux « délices » promis par Dieu. L’analyse augustinienne du temps ne prend donc toute sa signification que dans une lecture globale et unitaire du livre XI, qui ne sépare pas philosophie, théologie et exégèse1, et qui la relie à la question rectrice – celle de la bonne interprétation 1. C’est déjà le sens des pages très claires de É. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, 3e éd. 1949, p. 248-255 (La création et le temps), spéc. p. 252-255 ; v. aussi p. 274 et n. 4. TEMPS ET ÉTERNITÉ DANS LE LIVRE XI DES CONFESSIONS 33 de Gn 1, 1 et de ses conditions –, en étant attentive à la subtile opération littéraire par laquelle Augustin entrelace la référence philosophique néoplatonicienne et sa lecture de la lettre aux Philippiens. Augustin ne donne pas, dans le livre XI des Confessions, une véritable définition du temps, mais il décrit la condition de l’âme humaine temporelle, qui aspire à s’unifier en direction du Dieu éternel – lequel est sans distension. Il convient, avant d’aborder notre parcours, de distinguer, dans la vaste littéra- ture produite sur ce livre XI, deux types d’approche, ayant chacun sa légitimité, mais qui ne doivent assurément pas être confondus2. Une approche proprement philosophique, qui consiste à penser avec Augustin, ou à partir de lui, a nourri tout au long du siècle dernier des méditations, inspirées notamment par Husserl et la phénoménologie. Elle a souvent conduit à isoler une partie jugée philosophique- ment essentielle (Conf. XI, 14, 17 – 29, 39) en raison d’une « modernité » volontiers soulignée, à séparer l’analyse philosophique des enjeux théologiques et exégé- tiques du livre XI, et à sous-estimer la cohérence argumentative et doctrinale dans le contexte global – non seulement du livre XI, mais des trois livres XI-XIII – de ce qui est un commentaire de la Genèse. Cette tendance s’observe, par exemple, à des 2. Pour un panorama général, lire par exemple : K. Flasch, Was ist Zeit? Augustinus von Hippo. Das XI. Buch der Confessiones. Historisch-Philosophische Studie. Text-Übersetzung- Kommentar, Frankfurt am Main, 1993, qui consacre un chapitre de l’introduction de son gros livre à la philosophie du xxe siècle (Bergson, Paul Yorck von Wartenburg [1835-1897], Husserl, Heidegger, Wittgenstein et Russell) ; I. Bochet, « Variations contemporaines sur un thème augustinien : l’énigme du temps », Recherches de science religieuse, 89, 2001, p. 43-66 (analyse des « déplacements » effectués par les approches contemporaines de Paul Ricœur, Jean-Toussaint Desanti, Claude Romano, mais aussi, du côté de la théologie, H. U. von Balthasar) ; ead., Augustin dans la pensée de Paul Ricœur, Paris, 2004, p. 10 ; ou encore E. Falque, « Augustin et la phé- noménologie au xxe siècle », dans Augustin philosophe et prédicateur, I. Bochet, éd., p. 537-550 (Husserl, Heidegger, Hannah Arendt, Gadamer, Paul Ricœur [et le temps, v. p. 545-546], Jean-Luc Marion, Jean-Louis Chrétien) : « …le rapport de la phénoménologie à saint Augustin n’est peut- être qu’une vaste histoire de contresens, de mésinterprétations et de manquements à l’historicité », que l’on peut aussi envisager sous l’angle d’une « conversion de la dette » (p. 537-538). On lira aussi l’étude de M. Bettetini, « Measuring in accordance with dimensiones certae: Augustine of Hippo and the Question of Time », dans The Medieval Concept of Time. Studies on the Scholastic Debate and its Reception in early Modern Philosophy (Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mittelalters, LXXV), P. Porro, éd., Leyde – Boston – Cologne, 2001, p. 33-53 : voir p. 33-34 et 41 (à propos de Martin Heidegger, et des interprétations « subjectivistes » de la doctrine augus- tinienne). Dans cet essai, M. Bettetini insiste très justement sur la nécessité d’interpréter l’analyse du temps dans le contexte global du livre XI, des Confessions dans leur ensemble, et de l’œuvre entière d’Augustin. 34 PHILIPPE HOFFMANN degrés divers, chez des philosophes français comme Paul Ricœur3, Jean-Toussaint Dessanti4 ou encore Claude Romano5. Ces recherches, dont je mentionnerai uploads/Litterature/ hoffmann-temps-et-eternite-dans-le-livre-xi-des-confessions-augustin-plotin-porphyre-et-saint-paul.pdf
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- Publié le Jul 23, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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