Jacqueline Leclercq-Marx. — La sirène dans la pensée et dans l'art de l'Antiqui
Jacqueline Leclercq-Marx. — La sirène dans la pensée et dans l'art de l'Antiquité et du moyen âge. Du mythe païen au symbole chrétien. Bruxelles, Acad. royale de Belgique, 1997 II. Des origines juives aux conceptions chrétiennes des six premiers siècles. Du démon du désert au symbole de la tentation Les Sirènes dans la Bible et les Livres apocryphes VERSIONS GRECQUES DE L'ANCIEN TESTAMENT La traduction grecque de l'Ancien Testament, dite la Septante, élaborée aux IIIe et IIe siècles avant Jésus-Christ, répondait au besoin ressenti par les Juifs de la Diaspora d'avoir une version grecque des Livres Saints (252). Elle était également destinée à faire connaître la Loi aux gôyîm, les « nations » de langue grecque (253). Faite par les Juifs hellénisés d'Alexandrie, cette traduction devait inévitablement subir des influences hellénistiques malgré l'hostilité du Judaïsme rabbinique à l'égard de tout ce qui venait des Grecs (254). Aussi y rencontre-t-on notamment quelques termes empruntés à la mythologie grecque (255), parmi lesquels figure celui de Sirène (256). Ce mot fut en fait utilisé pour traduire soit l'hébreu thannim (257), le pluriel de *than, un des noms du chacal, soit l'hébreu (mot-hébreu3) Yà ãnâh (258), l'autruche. Bien qu'il existât en grec des termes précis pour dénommer ces deux animaux – στρoυθoς désigne déjà l'autruche chez Hérodote et chez Xénophon, et du θως, généralement identifié avec le chacal, il en est déjà question chez Homère (259) – ce choix ne nous paraît pas avoir été fait au hasard, les deux mots hébreux impliquant certains rapports – proches ou lointains – avec la notion grecque de Sirènes. Ainsi le chacal était tenu pour un génie des lamentations à cause de son cri plaintif, à l'instar en quelque sorte, des Sirènes pleureuses des tombeaux. Animal charognard, il était aussi considéré comme « un messager de la mort » (260). On pouvait d'autant plus facilement le confondre avec un démon qu'une vieille croyance gréco- orientale faisait passer le voyage vers l'Hadès par les fauces orci désertiques, séjour traditionnel des esprits mauvais dans la démonologie juive (261). L'autruche, « fille du désert », pouvait également y être localisée et une Sirène plus oiseau que femme était, le cas échéant, susceptible de s'y substituer sans trop d'invraisemblance. Le terme thannim, chacals, identique au pluriel de thannin, monstre marin/dragon/serpent (262), pouvait à l'inverse, par une confusion bien compréhensible, suggérer un rapprochement avec les Sirènes insulaires de l'Odyssée. En outre, la parenté de la Sirène populaire grecque avec le démon féminin juif Lilith qu'on localisait tant dans le désert que dans la mer (263), favorisa encore la contamination. Habituellement figurées toutes deux comme des femmes-oiseaux (264) fortement sexuées, elles étaient redoutées par le peuple pour les mêmes raisons : leur vampirisme et leur lascivité de démons incubes. C'est sans surprise qu'on les voit d'ailleurs associées chez Isaïe (Es., 34, 14) et dans l'Apocalypse de Baruch (Apoc. Bar., 10. 8) (265). C'est ainsi que les connotations érotiques et nocturnes de la Sirène grecque, apparentée par là même à la Lilith juive, ont facilité paradoxalement son adoption, par les Septante, comme 1 traduction des termes hébreux signifiant « chacals » et « autruches » ! Inévitablement, le passage de l'animalité au monstrueux entraîna une accentuation du caractère démoniaque. Au chacal, perçu parfois comme esprit des lamentations, fut substituée la Sirène, véritable « démon » au sens que lui attribuaient les Septante. Si en effet le mot δαιμων, d'importation grecque, fut utilisé pour traduire cinq termes hébreux différents (266), il renvoie toujours à un concept bien défini auquel se rattachent ici les Sirènes : celui du démon pernicieux, cruel, voluptueux, qui séjourne habituellement dans les lieux déserts, au milieu des fantômes nocturnes et des animaux fabuleux (267) C'est vraisemblablement l'assimilation des Sirènes aux autres démons de l'Ancien Testament et plus précisément, leur insertion dans le contexte des lamentations sur les cités détruites (268) qui explique l'évocation des Sirènes dans le cinquième livre des Oracles sybillins (269) et dans l'Apocalypse de Baruch (270). Ce dernier texte s'inspire d'ailleurs manifestement d'Es., 34, 13-14 comme le prouve une lecture parallèle (271): 13. Dans ses palais pousseront des ronces, épines et chardons dans ses fortifications, ce sera une tanière de chacals (LXX : de Sirènes) un gîte pour les autruches. 14. Les chats sauvages rencontreront les hyènes, et les satyres s'y appelleront ; là aussi se tapira Lilith pour y trouver le calme. Lamentation sur Edom Es., 34, 13-14 (tr. d'après la Bible de Jérusalem). 8. J'invoquerai les Sirènes de la mer, et vous Lilithes, accourez du désert, Démons et chacals, des forêts. Réveillez-vous et ceignez vos reins pour le deuil. Entonnez avec moi des chants funèbres, avec [moi, gémissez. Lamentation sur Sion Apoc. Bar., 10, 8. Le Livre d'Hénoch (Hen., 96,2) attestait sans doute originellement un autre emploi du terme « Sirène » dans le sens d'esprit des lamentations (272). Le mot éthiopien tsedanât, rendu par « Sirènes » dans la traduction française – [les méchants (...)] « gémiront et pleureront sur vous comme des Sirènes » est en tout cas « employé dans la Bible éthiopienne pour rendre différents mots hébreux que les Septante, au moins dans deux passages, ont traduit par σειρηνες : Es., 13, 21 et Hierem., 50 (27), 39 » (273). L'origine de la tradition qui, dans un fragment de la version grecque du même Livre d'Hénoch, annonce que les femmes coupables d'avoir séduit les Veilleurs « deviendront des Sirènes » est plus obscure (274). On voit mal, en outre, ce que cette prédiction implique si ce n'est la « démonisation » de celles dont la beauté causa la déchéance des anges... L'utilisation du terme σειρηνες comme équivalent grec de différents mots hébreux, se maintint à des degrés divers. Les autres versions grecques de l'Ancien Testament, postérieures à la Septante, en principe plus fidèles à l'original hébreu, attestent notamment que Thannim continua à être traduit de cette manière (275). À cet égard, il arriva même qu'Aquila et/ou Théodotion et/ou Symmaque rétablisse(nt) σειρηνες là où les Septante avaient traduit de manière inconséquente εχινoι, hérissons (Es., 13, 22), oρνεις, 2 oiseaux (Es., 35, 7), δραχoνες, dragons/serpents (Hierem., 9, 10-11 et Lam., 4, 3), στρoυθoι, autruches (Hierem., 49, 33); εν τoπω χαχωσεως « en un lieu de corruption » devenant εν τoπω Σειρηνων « au séjour des Sirènes » (Psalm., 43, 20). Par contre, le terme Yà ãnâh, l'autruche, que les Septante avaient très approximativement traduit par σειρηνες, fut rendu chez Aquila par son équivalent grec précis, στρoυθoι. Il est amusant de constater qu'en un passage au moins (Es., 43, 20), Théodotion s'abstint de traduire thannim et fit figurer ce terme tel quel. EXÉGÈSES PATRISTIQUES ET VERSIONS LATINES DE L'ANCIEN TESTAMENT Très logiquement, les avatars connus par thannim et Yà ãnâh dans les différentes versions grecques de l'Ancien Testament, se poursuivirent dans la littérature exégétique. Dans les meilleurs cas – chez Eusèbe de Césarée et chez Procope de Gaza –, différentes leçons sont indiquées et expliquées par référence à l'une ou l'autre source (276). Dans les autres cas, le choix du terme dépend uniquement de la traduction choisie comme référence. C'est ainsi qu'en retenant σειρηνες – et non στρoυθoι comme avait corrigé Aquila –, Basile de Césarée, Cyrille d'Alexandrie et Théodoret de Cyr apparaissent – en Es., 13, 21 du moins – dépendants de la Septante (277). La leçon εχινoι, attestée chez Théodoret de Cyr en Es., 13, 22 (278) en lieu et place de σειρηνες substitué par Aquila, Théodotion et Symmaque renforce la précédente hypothèse. Des conclusions du même ordre peuvent être tirées de la manière dont les Pères latins employèrent le terme Sirenae dans leurs commentaires de l'Ancien Testament. Malheureusement, son utilisation par Tertullien, sur Es., 43, 20 (279) ne nous apprend rien, cette traduction étant commune à la Septante, à Aquila et à Symmaque. L'étude des références que fit Ambroise aux Sirènes se révèle plus riche d'enseignements. Ainsi l'expression filiae Sirenum qu'il utilisa à propos de Hierem., 50, 39 (280) est la traduction fidèle – un hébraïsme même – de θυγατερες ςειρηνων attesté dans la Septante. Cette expression, employée quelques années plus tard au sujet d'Es., 13, 21 (281) se réfère sans doute au même passage de la même version! En tout état de cause, il est exclu qu'Ambroise ait utilisé ici Aquila, celui-ci ayant préféré στρoυθoι à σειρηνες. Par contre il cite et commente même avec quelque admiration son interprétation du locum afflictionis (traduisant le τoπoς χαχωσεως de la Septante) comme locum Sirenum (Explan. Psalm., 43, 75) : Pulcre autem et Aquilae interpretatio... (282) Malgré une grande irrégularité dans l'utilisation des sources, le stemma des différentes exégèses aurait été relativement aisé à établir si Jérôme ne s'était écarté à la fois des différentes traductions grecques et même latines qui le précédaient. Au mot Sirenae, utilisé dans la Vetus Latina (283), comme traduction tant de thannim (chacals) que de Yà ãnâh (autruche), l'illustre père latin préféra struthio pour Yà ãnâh et pour thannim, selon les cas, struthiones (Hierem., 50, 39 ; Mich., 1, 8) ; dracones (Es., 34, 13 ; Es., uploads/Litterature/ jacqueline-leclercq 1 .pdf
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- Publié le Apv 04, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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