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http://simpleappareil.free.fr/lobservatoire/index.php?2012/01/22/77-claudio-pazienza L'adieu aux images (Claudio Pazienza) Par Thomas, dimanche 22 janvier 2012 à 19:00 | projections | #77 | rss | 20116 vues Claudio Pazienza est en guerre contre le documentaire « naturaliste », comme autrefois Roland Barthes contre le roman « réaliste ». Le reproche principal à ces deux genres d’écriture est en effet le même : on nous prend pour des idiots. On veut nous faire croire que ce qu’on filme ou ce qu’on écrit est le Réel, que le stylo et la caméra sont des outils transparents, qui ne laissent aucune trace. Dès lors, second reproche, le roman réaliste et le documentaire naturaliste peuvent tranquillement utiliser la rhétorique de l’évidence pour exprimer une idée partiale. D’un côté, donc, le documentaire naturaliste méconnaît ce qu’est vraiment le Réel, qui est toujours plus complexe que ce que ce genre de cinéma permet de faire apparaître – le Réel, pour Pazienza, est un mélange d’événements politiques, d’événements biographiques, de sensations et d’idées, de sons et d’images qui parfois ne collent pas ensemble ; le Réel est fragmenté et mouvant, il ne se laisse jamais saisir par la logique d’un récit narratif, d’un montage qui, de fragments, produirait un tout cohérent. D’un autre, le documentaire naturaliste est mensonger, dans la mesure où il n’affirme pas clairement son subjectivisme, où il cache sa rhétorique, où sa transparence se renverse en argument d’autorité : c’est comme ça et pas autrement. Le cinéma documentaire de Claudio Pazienza n’est donc pas naturaliste. Il s’appuie sur plusieurs procédés pour s’écarter de cette voie facile. J’en énoncerai deux, les plus importants. Le premier est le montage éclaté. De quoi parle exactement un film de Pazienza ? Il faut plutôt se demander : de quoi partent ses films ? Car s’il y a bien une impulsion initiale, un « sujet » (en général, celui auquel fait allusion le titre), la structure de chaque film est une construction tramée, tissée, qui associe plusieurs fils conducteurs, vont et viennent au gré, semble-t-il, des associations d’idées, des sautes d’humeur, des aléas de l’Histoire et des tracas quotidiens. Pazienza ne part pas d’un scénario très écrit, d’une idée bien conçue. Il part d’un problème : dans Tableau avec chutes (1997), c’est le choc produit par la peinture de Bruegel, Paysage avec la chute d’Icare, la première fois qu’il la voit au musée des beaux-arts de Bruxelles. Dans Scènes de chasse au sanglier (2007), c’est la mort de son père, moment déclencheur du tournage. Le tournage commence donc, il est entrecoupé de moments de montage, et de moments de réflexion (parfois retranscrits dans le film sous forme de voix off), qui relancent le tournage, et ainsi de suite. Des images amènent d’autres images, elles semblent s’auto-engendrer. Autrement dit, le Réel se construit petit à petit comme un mélange de plans filmés, montés et réfléchis, un peu à la manière dont Kleist dit que les idées de l’écrivain lui viennent en écrivant. Dans ce sens, on peut dire que le cinéma de Pazienza est performatif : quelque chose se produit pendant le tournage, que le montage et le commentaire cherchent à interpréter, mais en posant de nouvelles questions. Il faut savoir que Pazienza ne monte pas lui-même ses films, même s’il donne des indications à son monteur. L’essentiel, pour lui, se passe bien au moment où la caméra tourne, ou quelque chose comme un événement peut advenir. Aussi, plutôt que la figure du tissu, qui fait trop penser encore au montage alterné, c’est plutôt la figure dédalienne du méandre qui convient au type de montage des films de Pazienza (ce n’est pas pour rien que Tableau avec chutes consacre une bonne partie de son temps au mythe d’Icare et de Dédale). Le second procédé anti-naturaliste de Pazienza est l’auto-filmage. Pazienza se met en scène dans chacun de ses films. Il s’agit d’affirmer clairement la subjectivité du point de vue proposé sur le monde, avec une sorte de narcissisme comique. Pazienza a de grands modèles derrière lui : les Portraits d’Alain Cavalier, et mieux encore, les Godard des années 80-90 depuis la Lettre à Freddy Buache. Comme Godard, Pazienza pose, de film en film, la question de la nature de l’image. Une image, est-ce la même chose sur un tableau, sur une pellicule, en vidéo, en numérique ? La plupart de ses films semblent s’interroger sur la matérialité des images. Tableau avec chutes part d’une interrogation sur le tableau de Bruegel : que se passe-t-il face au tableau, quand on le voit au musée ? Que dire de sa copie peinte ? Que peut-on voir sur une reproduction du tableau, que Pazienza arbore sur un t-shirt qu’il montre à ses voisins ? Ce tableau nous parle-t-il de peinture, ou de la Belgique ? Dans Archipels Nitrate, notes pour une cinémathèque (2009), qui est un montage d’une centaine ou plus (l’auteur dit « des milliers ») d’images extraites de films, une sorte d’histoire du cinéma résumée en une heure, la question de la pellicule abimée, restaurée, revient sans cesse, confrontée à la « restauration » des gueules cassées de la guerre de 14-18, comme si, par ce rapprochement, Pazienza suggérait qu’il existe une isotopie entre le contenu des images filmées et leur matérialité : un film a une durée de vie et de mort comme un être vivant, faire du cinéma c’est donner la vie et la mort. Des images. Par milliers. Avec ou sans sons. Parfois intactes, d’autres fois rayées, virées, presque effacées. Des images par milliers qui reviennent à l’esprit de manière sauvage et incontrôlable. Pourquoi ce plan de Sayat Nova de Paradjanov, pourquoi cet autre de The great train robbery de Porter, pourquoi ce regard de Maurice Ronet dans Le Feu follet de Louis Malle ou ce visage de l’enseignant sidéré par la beauté de son élève dans De man die zijn haar kort liet knippen de André Delvaux ? Pourquoi ces images s’incrustent-elles, survivent-elles à d’autres ? Je l’ignore. Soustraites à leur récit initial, ces images nourrissent – dans Archipels Nitrate – une nouvelle partition visuelle. Et c’est un peu le lot de toutes les images car – mémorisées – tout spectateur en fait un usage très intime et détourné pour lequel il n’a de comptes à rendre. Vues, aimées ou pas, elles nous appartiennent aussitôt. Elles cristallisent en elles – parfois - un monde, une vision du monde. Ce qui soude, lie une image à une autre est imprévisible, archaïque. En nous, ces images – de films, d’époques, d’écritures différentes - se parlent, se regardent, s’échangent du sens. Et qu’on le souhaite ou pas, elles parlent toutes de temps. Toute image garde la trace d’un temps. J’aime penser que le « cinématographe » ne s’est occupé que de ça : saisir ce qui n’est déjà plus, injecter une vitesse « virtuose » dans un fragment inanimé (un photogramme) et recréer un leurre essentiel. Il s’agit donc de croire (au leurre) et de s’y faire (à ce jeu-là). On pourrait même supposer que le « cinématographe » est le premier outil de masse qui nous a permis de jouer avec la mort sans en avoir l’air, de jouer ou jouir avec ce qui s’efface. De soustraire cela – le temps d’une séance – au tragique, de transformer le rapport à la disparition en un jeu. De voir… d’avoir l’impression d’être regardés par ceux qui sont là… devant nous… sans qu’ils soient encore de ce monde. Et ainsi soit-il[1]. Scènes de chasse au sanglier, le film précédent, était une réflexion sur la survivance autrement plus dramatique et biographique, puisqu’il s’agissait de faire un film avec (ou contre) la mort du père. Mais c’est aussi dans ce film que la réflexion sur la matérialité des images est la plus étendue, puisqu’on voit tout le spectre des images en mouvement convoqué, depuis le fusil chronophotographique de Marey jusqu’au téléphone portable. Le sanglier comme métaphore du Réel, la chasse comme métaphore du cinéma : quelle est la meilleure arme pour débusquer et abattre le Réel ? Car c’est bien la question du Réel qui compte pour Pazienza, beaucoup plus que celle de la nature de l’image cinématographique. Le Réel serait toujours au présent pour Pazienza, tandis que le Cinéma serait toujours au passé pour Godard. En réalité, l’image n’intéresse Pazienza qu’en tant qu’outil pour capter le Réel. Et on peut même aller plus loin, puisqu’il affirme, dans plusieurs entrevues[2], que longtemps il a cru que le Réel ne pouvait être capté que par l’image. Le cinéma (l’art de produire des images), pour Pazienza, n’est pas une façon de représenter le Réel, c'est-à-dire de prendre de la distance vis-à-vis de lui, d’en donner une image intelligible, d’en faire un objet de connaissance (comme le fait le documentaire naturaliste). Au contraire, le cinéma est la seule manière de se plonger dans le Réel. Le Réel ne prend corps qu’à travers l’image. Position très paradoxale, que Pazienza explique de manière psychologique : l’image met à distance du Réel et permet de se loger dans une situation confortable, quand le uploads/Litterature/ l-x27-adieu-aux-images.pdf

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