Angela Biancofiore L'Apocalypse selon Ernesto De Martino: autour de la notion d
Angela Biancofiore L'Apocalypse selon Ernesto De Martino: autour de la notion de "fin du monde" (Publié dans Résurgence du mythe, textes recueillis par P. Gabellone, PULM, Montpellier, 2010) L'angoscia indica che la presenza resiste alla sua disgregazione (E. De Martino, Morte e pianto rituale, 1958, p. 32) Dans la première moitié des années 60, Ernesto De Martino, ethnologue italien (1908- 1965), a développé une vaste réflexion autour de l'idée de fin du monde dans les sociétés occidentales et dans les sociétés dites "primitives": la notion d'apocalypse culturelle est au cœur de ses recherches qui ne se limitent pas au domaine de l'anthropologie mais qui touchent également la religion, la littérature, la création artistique, la psychiatrie et la psychologie. Son approche est plurielle: le rite et le mythe sont associés aux formes du délire et aux études de psychiatrie. A partir des essais de Janet, Jaspers, Ey1, l'auteur construit une théorie qui veut définir les notions de catastrophe (au plan individuel et collectif) et de crise de la présence, dans le cadre du devenir historique de la communauté humaine. Au fondement de sa réflexion se situe la question de la familiarité du monde (en italien "domesticità"): quels sont les signes de la perte de la réalité pour un individu? L'enquête conduite au sein de la littérature et de la philosophie occidentales montre que le thème de l'apocalypse hante notre époque et, en particulier, à partir de la fin de la première guerre mondiale (De Martino cite, entre autres, Karl Kraus et Léon Bloy) : plusieurs textes sont pris en considération pour définir l'idée moderne de fin du monde, qui dérive également de la possibilité réelle, technique, d'autodestruction du monde à travers l'utilisation de l'arme nucléaire. Sartre, Camus, Moravia, Lawrence, Orwell, figurent parmi les auteurs qui annoncent la crise du sujet qui a perdu le monde. De Martino fait preuve d'une grande sensibilité à l'égard de la création littéraire: les œuvres analysées produisent et transmettent une vision du 1 P. Janet, L'automatisme psychologique, 1889 et Id., De l'angoisse à l'extase, Paris, 1928; K. Jaspers, Allgemeine Psychopatologie, Berlin-Göttingen-Heidelberg, Springer Verlag, [1913],1953, Id., Die Geistige Situation der Zeit, Berlin, 1931; H., Ey, Etudes psychiatriques, 3 vol., Paris, 19522. monde. Par ailleurs, l'auteur s'intéresse également aux différentes formes de délire de fin du monde: fortement chargée de symboles, la parole des malades fait surgir une idée d'apocalypse profondément liée aux mythes archaïques. L'Apocalypse, fin et régénération du monde L'idée de fin du monde dans le Christianisme est liée à la notion de régénération du monde. Jean de Patmos annonce dans l'Apocalypse la deuxième parousie (avènement) du Seigneur. L'apocalypse est de signe positif, elle a un eschaton, une fin: plusieurs cultures ont produit des apocalypses ayant une valeur positive (ex. apocalypse grecque, iranienne, australienne…)2. A l'opposée, la société occidentale moderne produit une idée négative de fin du monde, car dans la culture moderne l'être humain a perdu le cosmos, comme le dit H. D. Lawrence dans son dernier livre intitulé Apocalypse, 1930, cité par l'anthropologue. Selon De Martino, chaque culture est appelée à résoudre collectivement la question du détachement de la nature: à travers son travail collectif de production symbolique et de mythopoïétique elle œuvre sans cesse pour éloigner le risque de ne plus être en aucun monde culturel possible: "dans cette tension vit l'ethos primordial de la présentification" 3 . L'auteur cite l'une des personnalités les plus intéressantes de l'anthropologie italienne, Raffaele Pettazzoni, pour qui le mythe n'est pas une fable, mais une histoire vraie, car il se situe au fondement de l'ordre du monde; l'écrivain cinéaste Pier Paolo Pasolini; dont la pensée créative est nourrie de textes d'anthropologie, n'aura pas une opinion divergeante lorsqu'il affirme, dans ses Entretiens avec Jean Duflot, que ce qui est mythique est réaliste et ce qui est réaliste est mythique. De Martino comprend l'importance du mythe dans la construction de l'ordre mondain, et précisément le mythe de mort et renaissance du monde. La recherche ethnologique se situe au croisement entre l'histoire de la culture, la psychiatrie et l'ethnopsychiatrie, tout en analysant critiquement le regard de l'anthropologue sur ce qui est à considérer comme "normal" ou "anormal". Regard toujours critique, toujours prêt à saisir les relations entre différents domaines du savoir, toujours projeté vers un horizon historique collectif qui donne sens à l'action humaine4. 2 Cf. Ernesto De Martino, La fine del mondo. Contributo alle analisi delle apocalissi culturali, texte établi par Clara Gallini, Torino, Einaudi, 1977, p. 216. 3 Ibidem, p. 221. 4 De Martino collabore étroitement avec les psychiatres Giovanni Jervis et Bruno Callieri. Une apocalypse sans eschaton Le roman de Moravia intitulé L'ennui offre à De Martino un aperçu de la conscience moderne d'un être qui a perdu le monde et sa relation avec les choses. La perte de la réalité, de soi et des autres, est perceptible dans d'autres grands livres du XXe siècle: la Nausée de Sartre, L'étranger de Camus. L'anthropologue arrive à saisir le lien profond et nécessaire entre la crise d'une culture et la création littéraire et artistique5. L'anthropologue trouve chez Sartre, Camus, Moravia l'expression littéraire et philosophique de l'écroulement de la conscience et de la crise de sa présence au monde. Dans L'existentialisme est un humanisme 6, Sartre affirme que l'homme est toujours en dehors de lui-même, car il poursuit des fins "transcendants": le sens du dépassement le fait être homme, non pas le repli sur lui-même. L'écrivain propose le terme d'humanisme car il rappelle à l'homme qu'il est le seul responsable de sa destinée.7 Pour l'ethnologue désormais la question de l'"ethos del trascendimento" occupe une place centrale dans sa réflexion. Le dépassement devient possible à travers la relation intersubjective, à travers la participation à un projet communautaire de vie, dans le devenir historique. La catastrophe de la présence a lieu lorsque le sujet ne se sent plus en mesure d'être dans le devenir historique dans aucune forme de culture possible. L'ethnologue perçoit la crise de la présence du point de vue de la psychopathologie, sous la forme du délire de fin du monde: pour un paysan, la disparition momentanée du clocher de l'église de son village peut produire en lui une crise d'angoisse. Pour le paysan de Berne qui fait dériver la fin du monde du déracinement d'un grand chêne, la crise de la présence et le sentiment de l'apocalypse sont liés à un symbolisme ancestral: l'arbre représente la vie dans plusieurs cultures et dans des récits populaires. L'arbre est le symbole de l'homme: puisqu'il a les bras tendus comme branches vers le ciel, il participe de la nature de l'air, cependant, ses racines s'enfoncent dans le terrain, il appartient, donc, au monde chtonien de la terre-mère. L'ethnologue cite cet exemple tiré des études de Caspar Kulenkampff 8; la perte des autres et la perte de soi conduisent le sujet à une dé-personnalisation, parallèlement la perte 5 Cf. également les nombreuses références à l'essai de Hans Sedlmayr, Verlust der Mitte, Salzburg, 1948, 19557. 6 Paris, Nagel, 1959, p. 92. 7 De Martino cite Sartre à plusieurs reprises dans La fine del mondo, op. cit., p. 527. 8 Cf. la lettre de De Martino à ce dernier publiée dans La fine del mondo, op. cit. pp. 208-209. du monde l'amène à la déréalisation: la perte de la présence au monde signifie aussi impossibilité d'agir, peur de l'action (cf. à ce sujet aussi Janet, De l'angoisse à l'extase, op. cit). La catastrophe de la perte du monde comporte l'impossibilité d'agir dans l'histoire individuelle et collective; si la nouvelle société de masse demande à ses membres de briser leur lien avec le passé, cela veut dire condamner les êtres à vivre dans un éternel présent. Ceci a un impact dans la conscience du devenir historique et sur le projet collectif de vie. Pasolini et De Martino se révèlent très proches car l'écrivain-cinéaste dénonçait dans les années 70 les modalités de production d'une nouvelle forme d'humanité de la part de la société de consommation, humanité qui est obligée de rompre le lien vital avec son passé: de nouveaux rapports arrivent ainsi à détruire une civilisation millénaire provoquant la fin de plusieurs mondes historiques.9 Une autre question fondamentale qui associe le poète et l'anthropologue est la crise du sacré: "Tutto è santo!" dit le Centaure à Jason dans le film de Pasolini Médée. De Martino évoque à plusieurs reprises la question de la perte du sacré : les êtres se sentent isolés, ils ne perçoivent plus la relation à une communauté dont les liens étaient renforcés et confirmés par les rites religieux: Ancora una volta si mostra la connessione che la psichiatria esistenzialista avverte, fra la crisi e la sfera del sacro. Ma se è radicalmente erronea ogni prospettiva interpretativa che fosse volta a ridurre il sacro alla fenomenologia della mera crisi esistenziale è del pari radicalmente erronea la prospettiva della psichiatria esistenzialista nella misura in cui fa valere la tesi del sacro, del divino, del mitico-rituale come orizzonte necessario per fronteggiare la crisi. Tale necessità è storicamente condizionata, ma oggi, "nel mondo moderno", stanno sempre uploads/Litterature/ l-x27-apocalypse-selon-de-martino.pdf
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- Publié le Aoû 09, 2022
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