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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Olga Hél-Bongo Études littéraires, vol. 43, n° 1, 2012, p. 45-61. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/1014058ar DOI: 10.7202/1014058ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 5 janvier 2015 04:38 « Polymorphisme et dissimulation du narratif dans La mémoire tatouée d’Abdelkébir Khatibi » dadadadada Polymorphisme et dissimulation du narratif dans La mémoire tatouée d’Abdelkébir Khatibi1 Olga Hél-Bongo L ’œuvre d’Abdelkébir Khatibi est plurielle et multiple. Composée d’essais, de romans, de poèmes, d’ouvrages philosophiques, sociologiques et artistiques, elle se laisse traverser par un même questionnement amorcé dans La mémoire tatouée2 : le schisme entre l’Occident et l’Orient, la problématique du nom et de l’individu colonisé aux prises avec la société et l’histoire. Paru en 1971, La mémoire tatouée pose la question de l’être à travers le destin d’une double origine. Le roman problématise, dans le surgissement éclaté des signes, la dialectique du même et de l’autre. L’auteur plaide pour le dépassement des antagonismes culturels dans un esprit critique vis-à-vis de sa double culture (arabe et française). C’est cet esprit critique qu’il s’agira d’interroger à travers le plurilinguisme du roman, et plus précisément, à travers le polymorphisme de la narration qui transparaît dans un jeu de la dissimulation et dans un commerce entre les genres et les formes. La modernité de La mémoire tatouée réside dans l’articulation des idées et des formes, dans la tresse sémantique d’éléments biographiques entremêlés à une narration romanesque entrecoupée de méditations et d’essais, de rêveries, de poèmes en prose, le tout s’achevant sur une mise en scène théâtrale et dialoguée. Si l’hybridité générique caractérise l’ensemble des œuvres de Khatibi, La mémoire tatouée se distingue des œuvres ultérieures par sa logique narrative double. L’apparence d’éclatement, de bricolage littéraire, recèle une secrète cohérence. Le texte démontre ce qu’il fait, sans le dire. Et quand il se dédit, ou semble se contredire, la contradiction en est pour le moins apparente au point qu’elle en révèle implicitement le jeu romanesque. Dans la relation qui unit le texte à son commentaire, le récit fait lentement surgir deux strates signifiantes : la première, romanesque, se veut chaotique, sous les airs d’un récit chronologique. La seconde, métatextuelle, est structurée et pensée. Façon pour l’auteur de nous communiquer sa 1 Je remercie le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH) qui m’a donné les moyens nécessaires pour réaliser cette recherche. 2 Abdelkébir Khatibi, La mémoire tatouée : autobiographie d’un décolonisé, dans Œuvres de Abdelkébir Khatibi. I, Romans et récits, 2008 [1971]. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront notées entre parenthèses dans le corps du texte sous le sigle MT suivi du numéro de page. 46 • Études littéraires – Volume 43 No 1 – Hiver 2012 vision du monde, où le même ne va pas sans l’autre, le singulier sans l’universel et la transcendance. La structure du roman consiste à dire, par la pluralité des formes, ce que l’énoncé romanesque à lui seul ne saurait dire, tant il semble, de prime abord, dénué d’intrigue, n’étant que fantasme, mythologie personnelle ou fuite de soi. Le dédoublement des strates narratives rend le texte hermétique, revêche à la lecture de plaisir3. Pourtant, cette lecture le devient, dès l’instant où le désordre du romanesque trouve son ordre dans la pensée du métatexte. Khatibi, en littéraire, rêve sa vie jusqu’aux confins de la folie, mais se fait ramener à la raison par son double, le Khatibi sociologue, qui ne perd à aucun moment le fil de son récit qu’il commente, condense, interprète à partir de ses données biographiques. La prise de parole d’Abdelkébir Khatibi dans le cadre de sa deixis sociale suppose que l’on tienne compte de ses dispositions, soit de « l’ensemble des propriétés incorporées4 » par l’auteur à partir de sa vie. Le capital économique, culturel et social qui en découle constitue autant de forces et de faiblesses dans les placements et déplacements de l’auteur à l’intérieur du champ littéraire. Pour comprendre le portrait sociologique que l’auteur nous livre dans La mémoire tatouée, portrait transfiguré par la médiation de l’écriture, il conviendrait de revenir sur les principales données de sa trajectoire en termes de dispositions, de positions et de prises de position5 en vue d’analyser l’émergence et la configuration du discours romanesque de La mémoire tatouée. Trajectoire de l’écrivain La trajectoire d’un écrivain, appréhendée selon des critères sociologiques, se déroule dans un espace social que Pierre Bourdieu nomme « le champ littéraire6 » et Jacques Dubois, « l’institution littéraire7 ». Bourdieu vise à mettre au jour le statut de l’écrivain selon ce que Rémy Ponton a appelé une « biographie construite8 », qui s’établit à partir de caractéristiques sociales comme les origines familiales, l’appartenance de classe, les études inachevées ou accomplies, le métier non littéraire et / ou littéraire, les adhésions idéologiques, politiques ou artistiques. Jacques Dubois, dans L’institution de la littérature9, met en corrélation l’héritage socio-culturel de l’écrivain, le choix du roman comme genre et l’époque dans laquelle l’écrivain s’inscrit, à partir desquels il peut dégager les raisons objectives qui ont motivé un changement d’orientation générique ou esthétique : « Si un agent doté d’un faible capital socioculturel choisit de pratiquer le roman, c’est, par exemple, qu’à son époque, le genre romanesque ne bénéficie pas d’un crédit important et que d’autres conditions existent dans la carrière romanesque lui laissant espérer une réussite 3 « Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de lecture » (Roland Barthes souligne, dans Le plaisir du texte, 1973, p. 22-23). 4 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, 1992, p. 31. 5 Ibid., p. 378-384. 6 Id. 7 Jacques Dubois, L’institution de la littérature : essai, 2005. 8 Rémy Ponton, cité par Jacques Dubois, L’institution de la littérature : essai, op. cit., p. 110. 9 Id. Polymorphisme et dissimulation du narratif... d’Olga Hél-Bongo • 47 rapide10. » Nous voudrions montrer que Khatibi revendique une position d’écrivain à même le romanesque. Comme le signale, par ailleurs, Pierre Bourdieu, il faut se demander non point comment tel écrivain est venu à être ce qu’il a été — au risque de tomber dans l’illusion rétrospective d’une cohérence reconstruite —, mais comment, étant donné son origine sociale et les propriétés socialement constituées qu’il lui devait, il a pu occuper ou, en certains cas, produire les positions déjà faites ou à faire qu’offrait un état déterminé du champ littéraire (etc.) et donner ainsi une expression plus ou moins complète et cohérente des prises de position qui étaient inscrites à l’état potentiel dans ces positions (par exemple, dans le cas de Flaubert, les contradictions inhérentes à l’art pour l’art et, plus généralement, à la condition d’artiste11). Dispositions Abdelkébir Khatibi naît à El Jadida (une ville côtière au bord de l’Océan, au Maroc) le 11 février 1938, dans le contexte émergent de la Seconde Guerre mondiale. Sa naissance coïncide avec le jour sacré de l’Aïd el Kébir (la fête du sacrifice d’Abraham), duquel il tire son prénom, Abdelkébir (désignant les quatre- vingt-dix-neuf attributs d’Allah dans le Coran). Né le jour de l’Aïd el kébir, mon nom suggère un rite millénaire et il m’arrive, à l’occasion, d’imaginer Abraham égorgeant son fils. Rien à faire, même si ne m’obsède pas le chant de l’égorgement, il y a là, à la racine, la déchirure nominale. (MT, p. 13) Je naquis avec la deuxième guerre, je grandis aussi dans son ombre et peu de souvenirs me reviennent de cette époque. (MT, p. 15) En 1945, son père l’envoie à l’école primaire franco-marocaine. Khatibi y reçoit un enseignement laïc. Il lit le français, se débrouille en arabe classique et parle l’arabe dialectal. La maîtrise inégale des langues légitime un intérêt pour la transcription, voire le téléscopage des langues dans ses œuvres. À l’école, il apprend des sourates par cœur, comme il s’initie à la calligraphie. L’expérience calligraphique est son premier contact avec la langue docte (l’arabe classique), qu’il ne conservera pas comme langue d’écriture. La calligraphie et l’arabe classique présentent pour lui les mêmes difficultés : « La petite planche sur laquelle devait se développer mon savoir resta longtemps blanche ; je ne savais ni écrire, ni aiguiser la plume de bois ; je posais la planche sur mes genoux, comme un symbole inutile » (MT, p. 25). Khatibi souffre de la mort précoce de son père et de son frère : À uploads/Litterature/ polymorphisme-et-dessimulation.pdf

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