LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS Richard GOULET* L’interprétation allé
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS Richard GOULET* L’interprétation allégorique d’Homère pratiquée par les philosophes stoïciens constitue, aux yeux des historiens, une étape décisive dans l’histoire de l’exégèse allégorique. Jean Pépin écrit dans son Mythe et Allégorie, C’est aux stoïciens qu’il était réservé de donner à l’interprétation allégorique d’Homère, tout comme si Platon n’avait jamais existé, une impulsion définitive et qui devait, malgré plusieurs résistances, s’amplifier et se poursuivre jusqu’au début du moyen âge1. Si par stoïcisme on entend l’ancien stoïcisme, il faut reconnaître que l’allégorie stoïcienne d’Homère est historiquement fort mal attestée. Nous ne disposons d’aucun texte théorique sur la question et les fragments conservés, outre le fait qu’ils n’emploient pas le vocabulaire de l’allégorie qui est, comme nous l’apprend Plutarque, de toute manière tardif, semblent se borner à répéter inlassablement les étymologies des noms des dieux en les mettant en rapport avec les éléments du monde matériel ou d’autres entités du système stoïcien. Depuis une quinzaine d’années, on en est même venu à contester que les stoïciens aient vraiment porté un quelconque intérêt à l’allégorie * CNRS, Villejuif (UPR 76). Cette contribution reprend le texte d’un exposé donné au Centre Léon Robin le17 dé- cembre 1999. 1. Jean Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo- chrétiennes (1958), 2e éd., Paris, 1976, p. 124. Voir aussi R. Pfeiffer, History of Classical Scholarship from the Beginnings to the End of the Hellenistic Age, Oxford, 1968, p. 237 : « Orthodox Stoics were necessarily allegorists in their interpretation of poetry. […] The world-wide spread of allegorism was due to its acceptance by the Stoic school. » 94 RICHARD GOULET d’Homère. C’est ce qu’ont fait notamment Peter Steinmetz2 et Antony Long3. Je ne vais pas retracer ici l’histoire de cette tradition allégorique qui a été si bien étudiée par Jean Pépin, dans son Mythe et allégorie4, mais je voudrais présenter rapidement quelques éléments du dossier et proposer quelques réflexions qui mériteraient certainement d’être vérifiées et approfondies. L’ALLÉGORIE AVANT LES STOÏCIENS Que l’on ait chez les Grecs interprété allégoriquement les poèmes d’Homère et d’Hésiode ne saurait être contesté. Philon d’Alexandrie, dans son De Providentia, rappelle cette tradition à son neveu Alexandre qui accusait les poètes d’impiété et de blasphème contre les dieux : Si la gloire d’Hésiode et d’Homère s’est répandue par toute la terre, c’est grâce au sens caché sous les mots. Leurs nombreux exégètes en sont remplis d’admiration et, depuis leur époque jusqu’à nos jours, ils n’ont cessé d’être un sujet d’admiration. […] Les passages que tu viens de mentionner ne renferment pas de blasphème contre les dieux, mais attestent la présence d’une théorie physique (physiologia) cachée dont il est interdit de dévoiler les mystères à ceux dont la tête n’est pas ointe. […] Ce que l’on raconte d’Héphaïstos sous le couvert d’une fable, rapporte-le au feu, ce que l’on a dit d’Héra à la nature de l’air, ce que l’on dit d’Hermès au Logos et ainsi de suite en ce qui concerne les autres dieux, suivant la méthode de la théologie. Alors, à coup sûr, les poètes que tu viens d’accuser recevront tes louanges pour avoir vraiment et dignement célébré la divinité5. Ce témoignage général peut suffire à nous convaincre qu’un exégète juif comme Philon avait nettement conscience de s’inscrire dans une tradition profane. 2. P. Steinmetz, « Allegorische Deutung und allegorische Dichtung in der alten Stoa », Rheinisches Museum für Philologie, 129 (1986), p. 18-30. 3. A. Long, dans une étude de 1992 intitulée « Stoic readings of Homer » et reprise comme chapitre III (p. 58-84) de ses Stoic Studies, Cambridge, 1996, XVI-309 p. À lire également du même auteur : « Allegory in Philo and Etymology in Stoicism : A plea for drawing distinctions », The Studia Philonica Annual, 9 (1997), p. 198-210. 4. J. Pépin, op. cit. Sur l’allégorie stoïcienne, voir p. 221-244. 5. Phil., Prov., II, 40-41 (trad. M. Hadas-Lebel). Par rapport aux textes stoïciens que nous lirons, ce passage a pour caractéristique de subordonner l’emploi de l’étymologie (Hèphaïstos, Héra, Hermès) et de l’allégorie à la défense et à la valorisation d’Hésiode et d’Homère. Le but est de révéler la physiologie cachée derrière les textes classiques injustement calomniés. LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 95 Cette allégorie est bien antérieure à Platon6. Les témoignages pour cette époque ancienne ne sont pas nombreux, mais ils permettent à tout le moins d’établir un certain nombre de points. Les critiques que Platon, dans sa République, adresse à l’allégorie des mythes montrent qu’avant lui déjà on interprétait de façon allégorique de nombreux épisodes d’Homère7 : Hèra enchaînée par son fils, Hèphaïstos lancé au loin par son père pour avoir voulu secourir sa mère rompue de coups, toutes les batailles des Dieux dans les poèmes d’Homère, ce sont des histoires auxquelles il ne faut pas donner accès dans la Cité, ni si un sens symbolique en soutient l’invention, ni si cette invention est dépouvue de toute signi- fication symbolique : la jeunesse est en effet incapable de discerner ce qui est symbole et ce qui ne l’est pas. Ce même texte montre que l’interprétation donnée prenait explicitement en compte le récit même d’Homère et ne se limitait pas à retrouver, grâce à l’étymologie, un symbolisme général des dieux de la mythologie ou de leurs noms. On se rappellera également le fameux passage du Protagoras, où le sophiste présente Homère comme un sophiste camouflant ses idées sous le couvert de la poésie : Ce que j’affirme, moi, c’est que l’art du sophiste est un art ancien, mais que ceux des Anciens qui l’ont exercé, par crainte de ce qu’il a d’importun, ont pris à cet effet un déguisement dont ils l’ont enve- loppé : ceux-ci, la poésie, comme Homère, Hésiode, Simonide ; ceux- là, de leur côté, tels Orphée ou Musée, les initiations et les vatici- nations…8. Même si on ne prend pas trop au sérieux cet argument de Protagoras, on peut estimer que présenter ainsi Homère ou Hésiode comme des sophistes qui avaient déguisé leur enseignement sous une forme poétique, invitait à mettre en œuvre une méthode de lecture 6. Sur cette allégorie préplatonicienne, voir l’intéressante étude de N.J. Richardson, « Homeric professors in the age of the Sophists », Proceedings of the Cambridge Philological Society, 21 (1975), p. 65-81. 7. Pl., R., II, 378d (trad. Robin). Le passage de Platon ne permet pas de savoir si de telles interprétations étaient largement répandues ou si elles étaient le fait d’auteurs particuliers. P. Boyancé, Le culte des Muses chez les philosophes grecs. Études d’histoire et de psychologie religieuses, coll. BEFAR 141, Paris, 1937, p. 121-131, les rattachait au pythagorisme. Le passage est précieux par son ancienneté, car les témoignages relatifs aux autres allégoristes présocratiques, comme Théagène de Rhégium ou Métrodore de Lampsaque, proviennent d’auteurs beaucoup plus éloignés dans le temps. 8. Pl., Prt., 316d (trad. Robin). 96 RICHARD GOULET susceptible de retrouver l’enseignement caché que ces sophistes auraient dissimulé sous leurs poèmes. L’enseignement dégagé relevait essentiellement de la physiologie, la science de la nature. Mais chez Métrodore de Lampsaque, les symbo- lismes des héros et des dieux concernent également la constitution de l’homme : (Il traitait) des lois et des coutumes en usage chez les hommes, et (ajoutait) qu’Agamemnon est l’éther, Achille le Soleil, Hélène la Terre, et Alexandre l’air, Hector la Lune, et que les autres personnages ont reçu leurs noms d’une façon semblable à cet exemple. Parmi les dieux, Déméter est le foie, Dionysos la rate et Apollon la bile9. ALLÉGORIE ET SENS FIGURÉ Pour étudier une tradition littéraire aussi vaste que l’allégorie, on pourrait être tenté de s’en tenir à une description de toutes les exégèses que leurs auteurs ont définies comme « allégoriques ». Une telle méthode serait très insatisfaisante. Tout d’abord, elle conduirait à négliger nombre de textes où le mot « allégorie » n’apparaît pas, mais où l’exégèse est nettement allégorique. Plutarque10 avait déjà remarqué que les Anciens parlaient d’uJpovnoia, là où les interprètes plus récents parlent d’ajllhgoriva. C’est assez fréquemment le mot symbolon que l’on rencontrerait dans d’autres textes tout aussi allégoriques. Mais une telle approche empirique risquerait surtout de nous faire adopter une définition de l’allégorie qui ne correspond pas nécessairement à sa conception originale. Je prendrai quelques exemples d’explications qu’on a présentées, dans l’antiquité, comme des exégèses allégoriques, mais qui devraient plutôt être rattachés à l’emploi du sens figuré. Lorsque l’auteur d’un traité sur Homère (transmis sous le nom de Plutarque) retrouve chez le Poète les différentes figures du langage (tropes) et qu’il choisit comme 9. DK 61 A 4 (b) = Philod., Poem., PHerc. 1081, col. III 2-14 (F. Sbordone, Ricerche sui papiri ercolanesi, t. II, Naples, 1976, p. 225) : ka i ; perªi ;º novmwªnº kaªi ; ejªqisºmw`n tw`ªnº paªrº∆ ajnªqrwvºpoªi~º, kai ; to;n ∆Agªaºmevmnona me;n aijqevra ei\nai, to;n ª∆Acilleva d∆ h{lion, th;n jElevnhn de; gh`n kai; to;n ∆Alevªxaºndron ajevra, to;n ”Ektoªraº de; selhvnhn kai; tou;~ a[lªlouº~ ajnalovgw~ wjnomavsªqaiº touvtoi~. tw`n de; qew`n ªth;nº Dhvmhtra me ;n h|pªarº, ªto;n Diovvºnuson de; splh`ªnaº, ªto;n ∆Aºpovllwªiº de uploads/Litterature/ la-methode-allegorique-chez-les-stoicie-pdf.pdf
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- Publié le Jul 08, 2022
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