La peste comme analogie par Michel Murat Ce texte resté inédit est reproduit da
La peste comme analogie par Michel Murat Ce texte resté inédit est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de son auteur. La peste comme analogie Simone de Beauvoir écrit à son amant américain Nelson Algren, le 13 juin 1947 : Puisque vous vous intéressez à l'existentialisme, sachez que Camus, l'auteur de L'Etranger, vient de publier un livre important, La Peste, où il traite de l'occupation de Paris par l'armée allemande, sous couvert d'une histoire de peste à Oran. Il décrit l'affreuse maladie, la solitude de la ville sur laquelle elle s'abat, derrière les portes closes par peur de la contagion ; la peur, le courage. A travers tout ça, il essaie de réfléchir au sens de l'existence humaine, aux raisons, à la manière de l'accepter. Je ne suis pas d'accord avec tout, mais il manie un beau français et certaines parties émeuvent et parlent au cœur[1]. De ce jugement nuancé je retiendrai la manière de définir le sujet du roman. Beauvoir formule d'emblée ce que Camus appellera dans sa réponse à Barthes le « contenu évident » du récit, et présente ensuite l'intrigue comme une sorte de déguisement qu'elle associe à la pratique de la clandestinité (« sous couvert »). Le rapport analogique n'est pas explicité, bien que certains éléments pertinents soient indiqués dans la phrase suivante. Il importe moins que la structure de substitution. C'est bien une construction allégorique qu'elle envisage, dans laquelle ni l'intentionnalité, ni l'identification du référent qui fait l'objet d'une désignation indirecte, ne soulèvent de difficulté. L'ensemble (« tout ça ») supporte un sens moral (« l'existence humaine ») qui n'est accessible qu'« à travers » l'identification du sens littéral (la maladie) et du sens figuré (l'occupation) ; cette hiérarchie est néanmoins compensée par le caractère moins assertif et moins déterminé de ce troisième niveau (« il essaie de réfléchir »). Ma réflexion portera principalement sur les rapports entre structure textuelle et processus herméneutiques dans ces fictions qui, comme La Peste, peuvent (doivent) être lues comme des figures. Je voudrais argumenter en faveur de la spécificité et de la relative indépendance de ces deux dimensions dans le cas du roman moderne, pour peu que celui-ci ne se réduise pas à un instrument de propagande. Pour se convaincre de cette indépendance, on peut décider de lire La Peste comme un roman vériste, dans la manière de Giovanni Verga : on constatera que non seulement cette lecture hyper- littérale est compatible avec les données textuelles, mais qu'elle est peut-être la condition d'une bonne interprétation analogique. Je m'intéresserai aussi aux conditions historiques de la réception, car ce sont elles qui présupposent la figure dans la fiction ou la lui imposent. Ces conditions ne coïncident qu'en partie avec celles de la genèse du texte, car le roman inscrit la période 1941-47 dans une continuité, celle de la question à laquelle Camus « essaie de réfléchir », alors que ses lecteurs et surtout ses critiques l'envisagent en fonction d'une rupture : malgré qu'il en ait le livre est d'après-guerre et cette réalité, comme on le verra, s'impose aussi à son auteur. Prenons le texte à son incipit : Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194. , à Oran. De l'avis général, ils n'y étaient pas à leur place, sortant un peu de l'ordinaire. À première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu'une préfecture française de la côte algérienne[2]. À ce moment seul le paratexte commande une lecture fictionnelle, et encore faut-il supposer que le titre donne une description littérale des « événements » mentionnés. Mais plusieurs indices pragmatiques de fictionnalité se dégagent rapidement : l'oblitération de l'année, l'épithète « curieux », la mention d'un déplacement (« pas à leur place »). Dès que l'intrigue prend forme la fictionnalité est assumée sans ambiguïté, puisque « tout le monde sait » qu'il n'y a pas eu d'épidémie de peste à Oran dans la période évoquée. Le roman situe dans un décor référentiel « vériste », identifiable sur cartes et plans, un événement contrefactuel, mais empiriquement possible ; nous sommes dans le domaine du vraisemblable, et nous n'en sortirons pas. Camus connaissait les lieux et il s'était documenté sur la maladie. Le seul point qui pouvait poser un problème de plausibilité était la fermeture d'une grande ville moderne ; mais Camus l'évoque de l'intérieur, du point de vue des candidats à l'évasion. Il nous présente l'isolement comme un élément constitutif de la fiction et comme la modalité la plus générale de l'état d'exception, c'est-à-dire comme la condition de la communauté. La fiction est donc faite de ces « événements curieux » qui adviennent et dont le statut est celui d'une pure extériorité. Par rapport à l'histoire, la peste en tant qu'épidémie est hors champ ; on ne peut intervenir que pour gérer ses effets, mais non la provoquer ni modifier son développement ; c'est un combat sans vainqueurs. Il en résulte que l'événementialité du récit est unique. Il n'y a pas d'autre événement que la peste, c'est-à- dire la reconnaissance publique de la maladie et la fermeture conséquente de la ville, et cet événement se confond avec les conditions de possibilité du récit lui-même. Dans la peste, certains meurent, d'autres non, mais ces effets n'ont pas le statut d'événement : nous avons plutôt affaire à l'exécution d'un scénario ou d'un programme. La seule péripétie a valeur de mise en abyme : c'est la mort sur scène de l'acteur qui joue Orphée[3] ; cet épisode ramène brutalement l'œuvre d'art à la loi commune — proposition qui a des incidences sur la narration et l'image de l'auteur. Les autres récits de Camus sont construits autour d'une péripétie : le meurtre de l'Arabe dans L'Etranger, le suicide de la jeune femme dans La Chute. Ces événements ont un semblable statut d'extériorité, le protagoniste n'étant pas le sujet de l'action (« C'est le soleil », dit Meursault) ; mais ils n'en déterminent pas moins la structure de l'intrigue. Celle de La Peste s'apparente donc aux constructions par hypothèse contrefactuelle du roman philosophique ; on pourrait la comparer aux Voyages de Gulliver. La fiction modifie par hypothèse certaines données fondamentales de l'expérience ; elle élabore et évalue les conséquences empiriques de ce fait supposé. Elle vise moins à construire un monde fictionnel alternatif qu'à révéler les structures du monde actuel : c'est une fonction critique, qui peut prendre une couleur apocalyptique. Ces fictions ne produisent aucune transformation : « les hommes étaient toujours les mêmes[4] », constate Rieux. Ce qui change, c'est la connaissance que nous avons de leur identité. La fiction ne peut conçue et interprétée comme une figure que sur la base d'une représentation globale, ce qui suppose qu'on l'ait comprise en l'actualisant jusque dans ses détails. Son interprétation analogique ne peut pas être envisagée sur le modèle de la métaphore filée, comme un ensemble hiérarchisé de correspondances bi-univoques. Les niveaux de figuration enchâssés disposent d'une large autonomie, et permettent parfois des extrapolations divergentes. Ce n'est d'ailleurs pas à ce niveau des motifs enchâssés (le couvre-feu, le marché noir, les filières d'évasion, etc.) qu'apparaissent les difficultés, mais lorsqu'il s'agit d'identifier et de nommer la « teneur » de la figure globale. Pas plus que la structure de métaphore filée, le modèle sémantique de la métaphore ne peut être appliqué tel quel à ce genre de fiction. Certes il y a construction d'un sens indirect ou dérivé qui présuppose la compréhension d'un sens littéral. Mais la perception de la métaphore est déclenchée par une impertinence prédicative qui rend inadéquat le sens littéral et en impose la réévaluation analogique. Or l'interprétation « vériste » est ici parfaitement cohérente (de même que Robinson Crusoë est un authentique roman d'aventure) ; bien plus, elle n'est nullement appauvrie si l'on met l'accent sur les traits proprement en rapport avec l'épidémie : imaginons la portée que le roman prendrait dans un contexte actualisé, comme la grippe aviaire. L'interprétation analogique n'est pas non plus commandée par un marqueur linguistique comme dans les énoncés comparatifs. Bien qu'il mette en relation comme les comparaisons deux états de choses, le roman figural moderne ne peut être décrit comme une comparaison amplifiée : ce modèle convient mieux aux récits explicitement allégoriques, sur le modèle de la Nouvelle allégorique de Furetière, où le marquage générique joue à peu près le rôle d'un opérateur linguistique. Dans La Peste le seul marqueur analogique explicite est l'épigraphe : « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d'emprisonnement par une autre que de représenter n'importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n'existe pas ». Emprunté à une préface de Daniel de Foe, ce texte est de source auctoriale : il s'applique à la fiction considérée globalement, et il marque bien le statut d'extériorité de l'interprétation analogique. Une inférence banale nous fait considérer l'épigraphe comme la description d'une intention de l'auteur, en même temps que sa justification par un usage « raisonnable » de l'imagination. Mais ce texte définit aussi le uploads/Litterature/ la-peste-comme-analogie.pdf
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- Publié le Oct 30, 2022
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