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Tous droits réservés © Spirale magazine culturel inc., 2016 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 4 jan. 2023 05:08 Spirale arts • lettres • sciences humaines Le feu et le récit de Giorgio Agamben Marc-Alexandre Reinhardt Numéro 255, hiver 2016 URI : https://id.erudit.org/iderudit/81103ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Spirale magazine culturel inc. ISSN 0225-9044 (imprimé) 1923-3213 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Reinhardt, M.-A. (2016). Compte rendu de [Le feu et le récit de Giorgio Agamben]. Spirale, (255), 65–67. PHILOSOPHIE 65 HIVER * 2016 Du désœuvre- ment Par Marc-Alexandre Reinhardt LE FEU ET LE RÉCIT de Giorgio Agamben, traduit de l’italien par Martin Rueff Payot et Rivages, 176 p. On ne peut ignorer l’influence des écrits de Giorgio Agamben par-de- là le cloisonnement des disciplines et de la production du savoir tradi- tionnelle. Cela tient au type d’in- vestigations qu’il mène, en creux des théories et des lieux communs, des genres et des catégories, pour maintenir vive une pensée dont ses essais présentent les transfigu- rations ponctuelles. Philosophique et généalogique dans sa visée mais plus proche d’un mysticisme philologique dans sa méthode, la pensée d’Agamben témoigne d’une manière d’opérer dans les intersti­ ces épistémologiques. Dans la dernière traduction fran- çaise de l’écrivain italien, Le feu et le récit, il est question de la puissance mystérieuse de la littérature, du poétique entre le mystère et l’his- toire, la littéralité et l’anagogique. À l’instar des travaux de Walter Benja- min et de Michel Foucault, dont on pressent les héritages théoriques, les archéologies discursives et les exégèses littéraires d’Agamben ont la rare vertu d’inscrire des filiations lexicales et conceptuelles inédites, PHILOSOPHIE 66 HIVER * 2016 parfois même insolites. La confi- guration des artéfacts langagiers qu’il travaille vient articuler des questions fondamentales à l’ordre du jour. Dans ce cas-ci : qu’est-ce que la littérature et comment se distingue-t-elle de la communi- cation ? Comment son support matériel affecte-t-il les idées qu’elle trame ? Comment le récit ou l’acte de création informent-ils une manière de parler et de faire en commun ? Comment l’écriture littéraire incar­ ne-t-elle un souci de façonner sa propre existence ? Faire usage L’actualité de la réflexion d’Agamben se traduit notamment par une tâche de réécriture, une pratique qui sou­ ligne la nécessité de prendre conscience des filiations philo- sophiques et théologiques des problématiques et contradictions du moment présent pour trouver une issue. Ses essais font usage de textes religieux et profanes, an- tiques et modernes, de manière à dégager une pensée en puissance [potenza] que véhiculent certaines figures. Comme Agamben l’a signa­ lé ailleurs, « faire usage » s’oppose à la simple appropriation, c’est mettre sous tension des mots, des idées, des choses pour mieux prêter at- tention au présent sans les priver d’une actualisation à venir. Ce type de production de savoir semble relever de ce qu’il nomme une « poétique du désœuvrement », un acte de création théorique effectué sous la réserve d’une impuissance qui permet de contempler une puis- sance d’agir au lieu de la réaliser dans une œuvre finie. Cette rhéto- rique de suspension du propre ou de l’achèvement – véritable suspense de sa philosophie – tend à régénérer un sens commun et une certaine manière d’être, un ethos que ses es­ sais exposent. Les méditations lit­ téraires et politiques utilisées sont sup­ por­ tées par une économie comparative et in­ spirée de la langue, un experimen­ tum linguae où la pensée, indissociable d’une épreuve de l’extériorité du lan­ gage, est attisée grâce aux mail­ les de l’histoire qui s’y trame. Le mystère et l’histoire, le feu et le récit Si l’hétérogénéité des textes re- cueillis dans Le feu et le récit peut déconcerter de prime abord, on est entraîné par le mouvement originaire de l’ontologie littéraire proposée. L’origine de la littéra- ture rejaillit dans un « mouvement d’enroulement spiralé » à l’image d’un « tourbillon dans le flux de l’être ». Agamben reprend notam- ment la figure benjaminienne de l’origine [Ursprung] à partir d’une étude phénoménologique du tour- billon, ce phénomène naturel dont le rythme singulier et la structure mystérieuse se manifestent au- tant dans l’évacuation de l’eau d’un drain que dans la succion infinie d’un soleil noir. L’analogie entre l’origine et le tourbillon sert ici à penser le devenir historique des langues dont la poésie et l’enquête archéologique permettent de faire l’expérience. La puissance de no- mination du poète et la possibilité de déceler un a priori historique proviennent de « l’origine tourbil- lonnante », cette image d’une pensée anachronique où l’archè peut à tout moment resurgir pour devenir contemporain du présent. L’essai qui introduit le recueil pose la question du mystère inhérent au déploiement historique de l’origine. Partant d’une anecdote de Gershom Scholem, le grand érudit de la tra- dition judaïque et ami de Benjamin, Agamben évoque la sécularisation du mystère de la littérature : la perte et l’oubli du « feu » – la source mythique ou transcendante du récit – dans un monde désenchanté, c’est-à-dire, historique. Le mystère persiste dans la littérature quoiqu’il soit désormais indissociable de l’his­ toire, on n’y a accès qu’à travers la médiation de l’historien ou du narrateur, qui l’étouffe : « L’élément dans lequel le mystère se défait et se perd est l’histoire […] Nous ne pouvons accéder au mystère qu’à travers une histoire et cepen­ dant – ou peut-être devrait-on dire, en effet, – l’histoire est ce en quoi le mystère a atteint ou caché ses feux. » La littérature émerge du feu et du récit, du mystère et de l’histoire, ces deux éléments constitutifs qu’un certain usage de la langue expose lorsque la maîtrise du moyen d’expression fait défaut et qu’une défaillance s’inscrit, lorsque l’écriture vacille et qu’une absence jaillit : « qui a l’usage de l’art a la main qui tremble », écrivait Dante. Dans le tremblement, le style perd ses moyens et exhibe une posture « précaire » – cela signifie, rap- pelle Agamben, « ce qu’on obtient à travers une prière […] et qui pour cette raison se révèle fragile et aventureux ». C’est ainsi que, par- fois, « le mystère défait et desserre la trame de l’histoire, et que le feu attaque et consume la page du récit ». Seul l’abandon à cette fragilité et au séjour incertain qu’il initie peut rappeler involontairement la puissance de ce mystère, pour agir à proximité de l’annihilation et, peut-être même, apprendre à l’en- trevoir et en parler. Au nom de la littérature D’où la difficulté, voire l’impos- sibilité de lire à laquelle nous confronte parfois la lecture, mais également l’acte de création : on lit autant en amont qu’en aval du fait littéraire, suggère Agamben. Le poète n’œuvre-t-il pas dans un rap- port au réel analogue à celui d’un analphabète incapable de lire ? Sa tâche ne consiste-t-elle pas à venir à bout de « lire ce qui n’a jamais été écrit » ? Pour certains, comme Paul Celan auquel Agamben consacre une courte réflexion, il s’agissait d’écrire de manière à montrer « le devenir illisible du monde », d’écrire cela même qu’il y a d’impossible à lire ; d’en témoigner et laisser ainsi le tremblement de la main faire œuvre. Ou, plutôt : laisser agir le dé- sœuvrement. Cette poétique du désœuvrement non seulement concerne ce qu’est l’acte de création en tant que tel mais aussi la transformation spiri- tuelle de soi qu’il provoque. L’essai pivot du recueil poursuit une question qu’avait déjà formulée PHILOSOPHIE 67 HIVER * 2016 Gilles Deleuze : « qu’est-ce que l’acte de création ? ». Pour Deleuze, la création était intimement reliée à une résistance de l’expression, un rapport susceptible de libérer un champ de forces qu’Agamben tente d’expliciter en remaniant l’opposition aristotélicienne entre puissance (dynamis) et acte (en- ergeia). La résistance, dans l’acte poétique, c’est la capacité de sus- pendre la puissance dans son élan ou sa tension vers l’acte, de désactiver sa résolution en une œuvre (ergon). Pour examiner cette conception singulière de l’acte de création, Agamben convoque entre autres Titien et Velázquez, Kafka et Glenn Gould. Ce geste poétique a-gît entre la puissance de faire et l’exercice d’une « puissance-de-ne-pas », quel­ que chose qui s’apparente à ce que Simone Weil nommait la « décréation » à laquelle pouvait mener une forme d’attention. En ce sens, la véritable puissance poé- tique consisterait en la mise en œuvre d’une puissance de ne pas créer une forme achevée pour dé- gager une ouverture de possibles ; elle ne précède pas une production, elle agit sur le geste qui, ne passant pas à l’acte, l’exhibe dans son dé- sœuvrement. C’est la Joséphine de uploads/Litterature/ le-feu-et-le-recit-de-giorgio-agamben-marc-alexandre-reinhardt.pdf

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