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LE FRIC PREMPAGES 15/01/08 9:58 Page 3 JEAN-MANUEL ROZAN LE FRIC PREMPAGES 15/01/08 9:58 Page 5 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays. © Michel Lafon, Paris, 1999. 7-13, boulevard Paul-Émile Victor – 92523 Neuilly-sur-Seine Cedex PREMPAGES 15/01/08 9:58 Page 6 7 Mon père m’a appris à perdre comme un homme. Je regrette qu’il ne m’ait pas plutôt appris à gagner. Longtemps je suis allé aux courses avec lui ; à vrai dire, même, j’ai longtemps cru que c’était la seule chose qu’on pouvait faire le dimanche. Un jour, j’avais six ou sept ans, au moment où il achetait Paris-Turf en entrant sur le champ de courses de Long- champ, il s’est tourné vers moi et, soudain, il m’a dit d’un ton douloureux : « Tu sais, si je t’emmène sur les champs de courses, c’est pour que tu comprennes la turpitude du jeu. Je ne veux pas que tu deviennes joueur quand tu seras grand. » J’ai bien senti que cette phrase-là lui sortait du fond du cœur : sa voix déjà grave était devenue caverneuse, ses yeux encore plus noirs et plus brillants que d’habitude, et sa grosse tête me parut tout à coup énorme derrière ses grosses lunettes. J’en fus tout bouleversé. Bouleversé et interloqué ! Mais quelle était donc cette « turpitude » qui allait s’opposer à ce que je devienne joueur comme papa, et pourquoi fallait-il soudain attendre que je sois grand pour jouer alors qu’on allait aux courses tous les dimanches ? Cela faisait beaucoup de questions nouvelles à résoudre, mais il semblait tellement embêté que je l’ai pris par la main en lui affirmant aussi gentiment que pos- sible : « Ne t’en fais pas, papa ; je te promets, quand je serai grand, je ne jouerai pas. » De mon point de vue, ça CHAPITRE 1 FRIC 15/01/08 10:00 Page 7 me laissait quasiment l’éternité pour flamber, puisque j’étais persuadé qu’on restait petit toute sa vie ! Il a quand même eu l’air rassuré. Il s’est mis à lire son Paris-Turf,puis nous avons franchi la grille de Longchamp la main dans la main, mon papa et moi, heureux et légers comme de futurs gagnants… Les années ont passé et maintenant je me rends compte qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Avec le recul du temps, il est devenu clair que cette turpitude, dont il m’a souvent reparlé depuis, c’était surtout celle des autres. Nous, on ne craint rien… La seule chose à laquelle je ne me suis jamais habitué, c’est la tête qu’il faisait quand il avait perdu. Nous reve- nions à la maison, l’échine courbée, c’était la ruine, tout était foutu. Comment allait-il faire demain, sa boîte allait- elle sauter ? Quelle malchance ! Il s’en était fallu d’une photo, d’un nez, mais il avait bel et bien raté le tiercé. Ah, si cet imbécile de Charlie ne l’avait pas « tuyauté » ! Parce que c’est toujours la faute des copains, des entraîneurs, des jockeys, des chevaux… Étaux des dimanches soir : le piège se refermait, mon cœur se serrait. J’enrageais contre toutes ces forces malé- fiques liguées dans un combat injuste pour ruiner mon pauvre père. J’aurais tant voulu l’aider, tout lui donner. Hélas je n’avais rien, je ne pouvais rien faire. C’était affreux ! * * * En attendant, turpitude ou pas, aujourd’hui que je suis grand, je sèche régulièrement le lycée pour aller aux courses avec mes copains. Et quand papa me repère, ça barde ! Lui, il est là contre son gré, les affaires sont mauvaises, il faut qu’il assure ses échéances. C’est comme un second bureau, aléatoire certes, mais obligatoire. Il ne rigole pas. Moi, au contraire, je suis là au mépris de tout ce qu’il m’a toujours appris. Et j’ai honte… Papa m’a éduqué très 8 FRIC 15/01/08 10:00 Page 8 strictement, il me le répète assez souvent, et je sais bien que le lycée c’est très important. Loin de moi, au demeurant, l’idée de remettre en cause le bien-fondé de son éducation ! En revanche, celui de cer- tains de ses paris… J’ai un bon œil pour les chevaux, et s’il était objectif papa reconnaîtrait que, plus d’une fois, il aurait mieux fait de m’écouter. Mais rien à craindre, il est aussi objectif qu’un cheval est soucieux de truquer le tiercé. Dire qu’il joue n’est rien : il se goinfre depuis que je suis né – et même avant d’après maman – de paris volumineux, gargantuesques, permanents. Comme si le fait de flamber pouvait lui permettre de défier une humanité qu’au demeurant il méprise avec placidité. Il a son agenda à lui, ses normes, et la révolte y figure en meilleure place que la comptabilité, les procédures et les échéances. Le jeu lui sert de défi, puisque la guerre est terminée depuis quelques années et qu’on ne peut plus vivre à pile ou face. * * * 1968. Ça y est, j’ai quatorze ans, je suis grand, je peux partager les joies et les souffrances de papa, maintenant il me dit tout. Mes parents ont divorcé, mais le dimanche il passe me chercher chez maman pour m’emmener aux courses. Et aujourd’hui c’est le grand jour ! Il m’a expliqué tout ça hier au téléphone. Je n’en reve- nais pas : tout excité, je n’ai pas pu dormir… Il a acheté un très bon cheval, Hambleden, qu’il a confié à l’entraîneur Arthur Bates, et puis il l’a consciencieuse- ment fait « tourner » pendant plus d’un an, de réunions de province en handicaps médiocres, jusqu’à l’avoir complè- tement « déclassé » pour le tiercé d’aujourd’hui. Bref, c’est le jackpot ! La fin de ses souffrances, la justifi- cation de ses théories, sa juste revanche contre le mauvais sort et les mauvais coucheurs. Son jour de gloire, en somme. Nous arrivons sur l’hippodrome, notre tiercé est dans la quatrième course, la fièvre monte, j’ai l’estomac noué, je n’en peux plus d’impatience… 9 FRIC 15/01/08 10:00 Page 9 Ça y est, la course va partir ! Prix de Gravilliers, handicap-tiercé 2000 mètres, arrivée au deuxième poteau. Évidemment, papa a passé la matinée à arroser tous les PMU du XVIe arrondissement et de Neuilly d’un déluge de paris exorbitants… tous basés sur Hambleden ! Hambleden mérite cent contre un, mais avec l’aide de papa il est tombé à quinze. Le champ de courses bruit de la rumeur d’un gros coup, les suiveurs plongent sur Ham- bleden, nous montons vers les tribunes, les gens nous assaillent de questions, non, nous ne savons pas ce qui se passe, non, nous n’avons aucune chance, non, pas aujour- d’hui… Ils sont au départ, je tremble comme une feuille, je suis de tout mon cœur avec mon père. Partis ! Hambleden est à sa place, dans les derniers. Jean-Louis Dury, le jockey, suit les ordres. Hambleden va très libre- ment dans mes jumelles. Il est bien. Et puisqu’il a un finish terrible, Hambleden, il faut qu’il vienne en une fois au der- nier moment. Les voilà à l’entrée du dernier tournant. Dury n’a pas bougé. Ils abordent la ligne droite. Ham- bleden se rapproche. Je vois Dury qui s’agite, qui le solli- cite un peu, qui le place à l’extérieur. Pas besoin de prendre de risques ! J’ai le cœur qui bat. À côté de moi papa reste silencieux. Alors que d’habitude les parieurs s’égosillent dans la dernière ligne droite pour leur cheval, lui qui joue tellement plus que la plupart d’entre eux ne dit rien. Ça y est, ils y sont ! Dury a vu le trou. Hambleden bondit. Comme une bombe il traverse le peloton. Puis il se détache. Quelle accélération ! La foule hurle. À quatre cents mètres du poteau Hambleden a pris la tête. Aïe, aïe, aïe, c’est trop tôt, beaucoup trop tôt ! Dury-Hambleden, en pleine piste, cinq longueurs d’avance au premier poteau. Mais calé le long de la corde le peloton charge. Il regagne du terrain. Tenir, il faut tenir ! Je n’en peux plus d’angoisse quand, horreur, sous mes yeux Hambleden pla- fonne, vacille, titube, « Allez Hambleden ! ». Coup de ton- nerre à côté de moi, papa est debout, de sa voix caverneuse il hurle aussi, son cœur et son cri ont jailli : « Allez Ham- bleden ! » Je suis pétrifié. Hambleden fatigue. Cinquante 10 FRIC 15/01/08 10:00 Page 10 mètres encore et deux longueurs d’avance. « ALLEZ HAM- BLEDEN ! » Il s’accroche, mais le voici qui verse. Il est contre les chevaux à la corde, tous fondus dans la lutte. ALLEZ HAMBLEDEN ! Encore une longueur d’avance, oui, oui, il tient ! Encore vingt mètres, et une demi-lon- gueur d’avance. Plus que dix mètres, et toujours une enco- lure. Vas-y ! Un nez à cinq mètres ! OUI, OUI ! NON, NON ! Sur le poteau un cheval, deux chevaux, trois, quatre ! Non, quelle horreur, il y a photo ! Hambleden est qua- trième ! Quatrième… J’ai les larmes aux yeux. Perdu, uploads/Litterature/ le-fric-rozan.pdf

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