TEMPS CONTRE TEMPS. LE MESSIANISME DE L'AUTRE Danielle Cohen-Levinas Éditions L

TEMPS CONTRE TEMPS. LE MESSIANISME DE L'AUTRE Danielle Cohen-Levinas Éditions Lignes | « Lignes » 2008/3 n° 27 | pages 79 à 92 ISSN 0988-5226 ISBN 9782355260179 DOI 10.3917/lignes.027.0079 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-lignes-2008-3-page-79.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions Lignes. © Éditions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Rien de plus naturel pour Benjamin que cette capacité à entendre la surtension comme critique du mensonge selon lequel le sujet et l’esprit auraient leurs fondements respectifs en eux-mêmes et seraient ainsi producteurs d’absolu. Rien de plus naturel donc pour Benjamin que de dissoudre cette surtension en la plaçant exactement entre les deux grandes constellations écartelées de sa philosophie : l’enlisement dans le mythe et la réconciliation. Ou pour le dire autrement, d’un côté, la terreur de l’intériorisation qui réfute le dehors, le repli du langage sur le mythe et, de l’autre, la réconciliation présentée sous le modèle du « nom » comme possibilité d’un autre présent. Du coup, c’est la . W. Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe », traduction française par Maurice de Gandillac, Œuvres I, Essais-Gallimard, Paris, 2000, p. 296. © Éditions Lignes | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.175.20.209) © Éditions Lignes | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.175.20.209) Danielle Cohen-Levinas 80 Danielle Cohen-Levinas 80 vision même de l’histoire qui s’en trouve radicalement modifiée, avec pour corollaire, les figures de revenances d’un passé qui traverse notre modernité comme un spectre jonché de ruines ; un spectre qui réclame interruption et réparation : « C’est donc à nous de nous rendre compte que le passé réclame une rédemption dont peut-être une tout infime partie se trouve être placée en notre pouvoir. Il y a un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie nous-mêmes. Nous avons été attendus sur terre. Car il nous est dévolu à nous comme à chaque équipe humaine qui nous précéda une parcelle du pouvoir messianique. Le passé la réclame, a droit sur elle. Pas moyen d’éluder sa sommation. L ’historien matérialiste en sait quelque chose . » L’histoire elle-même est pour Benjamin comparable à un document portant l’empreinte indélébile de la barbarie, un palimpseste que ladite histoire se doit de lire, de comprendre, d’élucider, afin que les ruines en question, dont il lui faut ramasser scrupuleusement chaque déchet, soient pensées comme des scories, faisant craquer et exploser les apparences d’une culture triomphante, variante d’une culture ensanglantée, dont la cruauté se répète indéfiniment. C’est pourquoi Benjamin était si passionné de Trauerspiel . L’idée même que le drame baroque populaire fût sous-tendu par une vision de l’histoire comme paradigme de la catastrophe, qu’il fasse résonner une sorte de dissonance au cœur de la synchronie du récit, que l’essence de sa langue, la littérature comme telle, émiette les ressorts d’une tradition dont l’irréparable effondrement rendrait paradoxalement justice à une singularité qui résiste, qui déplace la crise vers le dehors des choses et des événements, et qui, en les déplaçant, nous éveillerait aux désenchaînements des phénomènes, à leurs sauvetages – tâche éminemment critique, pour peu que l’on veuille bien accepter l’idée d’une blessure inscrite en creux dans l’histoire et dans le langage – est . W. Benjamin, Gesammelte Schriften, Suhrkamp, Francfort, 1980, t. I, vol. 3, p. 1260. Il s’agit d’une référence extraite de la thèse II, « Sur le concept d’histoire », rédigée en français par Benjamin. . Il est à noter que le mot Trauerspiel doit s’entendre désormais autant comme ce qui désigne le théâtre baroque allemand que comme l’ouvrage de Benjamin. © Éditions Lignes | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.175.20.209) © Éditions Lignes | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.175.20.209) Temps contre temps - le messianisme de l’autre 81 Temps contre temps - le messianisme de l’autre 81 précisément ce qui fait exception dans un genre réputé pour ne pas être savant. Le Trauerspiel fait partie de ces petites choses qu’affectionnait tout particulièrement Walter Benjamin, une manière de saisir des motifs historiques en traversant des lieux littéraires sans qualité apparente. Pour lui, la grandeur d’un art ou d’une pensée ne faisait pas écho à sa portée culturelle, mais bien davantage à la présence effective d’un Urphänomen, l’archétype d’une chose dont la Bedeutung  était toujours arrimée à une apparence, telle l’image dialectique au sens de l’expérience qui fulgure déjà dans le mot, dans la langue, dans le langage et dans la main de celui qui écrit. Nul doute que le drame baroque populaire allemand représenta pour Benjamin ce lieu à la fois trivial et mystérieux, propice à l’accueil d’une prose dont la proximité extrême au réel, la contiguïté de l’idée et du phénomène, le choc du naufrage et du naufragé ne pouvaient que maintenir en éveil la promesse que le naufragé en question « qui dérive sur une épave, en grimpant à l’extrémité du mât, qui est déjà fendu », aura une chance « de donner de là- haut un signal de détresse  ». Or, la détresse, un des motifs qui chez Benjamin arrache le langage à l’enlisement mythique, est déjà en soi une figure de ce qui s’annonce dans un lointain rendu immédiat par sa présence dans la justice : le messie. Ou encore, le messianisme comme force inquiétante d’intervention par à coups dans un présent auquel il arracherait ses convictions avant de les anéantir et de les réduire en ruine. Comme si le rapport à une temporalité vraie, à une temporalité qui aurait la consistance de la vérité – vérité non mythique donc - aurait établi sa demeure dans un hors lieu, absolument impensé, mais ayant des implications décisives dans le domaine politique et éthique. Comme si cette temporalité ne pouvait se concevoir que dans une limite inconciliable, franchissable dans un instant unique, mettant dos-à-dos l’a-letheia grecque qu’avec Heidegger nous avons . Il faut traduire par « signification » – mot que Benjamin reprend au vocabulaire goethéen. . W . Benjamin, lettre à Gershom Scholem, 17 avril 1931. © Éditions Lignes | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.175.20.209) © Éditions Lignes | Téléchargé le 29/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.175.20.209) Danielle Cohen-Levinas 82 Danielle Cohen-Levinas 82 appris à comprendre comme « non-retrait » (Unverborgenheit) et la parole divine, l’absolu du nom d’inspiration juive, rendue perceptible à notre existence par l’oreille et non par l’œil, quel que soit le degré de spiritualité dont serait chargée la vision. Non plus exactement l’histoire d’un enchantement optique, mais celle d’une révélation acoustique ; une manière de liquider la vérité illusoire de l’actualité, de s’attacher à la question de la transmissibilité : ne se transmet que ce qui est oublié, que ce qui fait résonner sa voix de façon quasi inaudible sans se soucier de la trajectoire. D’où la nécessité de perdre tous les repères, de laisser entrer la tempête à laquelle seul le son de ce qui fut perdu pourra retrouver une dignité, en se tenant au seuil d’un « arrêt messianique du devenir, autrement dit d’une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé  ». On se souvient que, pour Walter Benjamin, la « tempête », ce déferlement de vent qui « souffle du paradis », est une allégorie de l’histoire, elle-même placée au registre, non pas d’un tribunal, mais de la grande scène de l’humanité. La tempête est donc un idiome très important, qui illustre autant la notion de progrès que celle de mise en abîme et critique de l’histoire. On se souvient également que ce motif est celui de la remémoration d’un souvenir d’enfance – motif qui ressaisit la question de l’oreille, de ce qui se fait comprendre par l’ouïe et non par la vue, et qui articule uploads/Litterature/ lignes-027-0079.pdf

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