Linda Hutcheon Ironie et parodie : stratégie et structure L'artiste romantique
Linda Hutcheon Ironie et parodie : stratégie et structure L'artiste romantique allemand, très conscient de la dualité ontologique de l'œuvre d'art, s'efforce de détruire ce qu'il ressent comme étant l'illusion artis- tique. Cette «ironie romantique », bien sûr, sert moins à subvertir l'illusion qu'à en créer une nouvelle. Pour un écrivain moderne comme Thomas Mann, héritier de cette conscience textuelle romantique, cette sorte d'ironie devient un moyen fondamental de créer de nouveaux niveaux d'illusion en participant activement à un type de parodie sérieuse - c'est-à-dire non ridiculisante-, un type qui informe à la fois la structure et le contenu thématique de ses œuvres 1. Mais Mann n'est pas le seul à utiliser ce mélange particulier d'ironie et de parodie; et l'Allemagne ne possède pas le monopole, aujourd'hui, d'une littérature consciente d'elle-même. L'essence de cette forme narrative que l'on appelle aujourd'hui « métafiction » réside dans cette même reconnaissance de la nature duelle - voire hypocrite - de l'œuvre d'art: le roman prétend qu'il est un genre enraciné dans les réalités du temps et de l'espace, et pourtant la narration est présentée comme pure narra- tion, comme étant sa propre réalité - c'est-à-dire comme un artifice. Souvent le commentaire explicite d'un narrateur, voire un procédé interne d'autoréflexion, une «mise en abyme », signalera au lecteur ce double statut fondamental. Ou bien, l'auteur peut choisir de mettre en reliefla « littérarité» de l'illusion provoquée par son texte en usant d'un certain type de parodie: à l'arrière-plan de son texte sera posé un autre texte en fonction duquel sera mesurée la nouvelle œuvre. L'intéres- sant, c'est que, à la différence des parodies plus classiques, ridiculisantes et dévalo- risantes, cette forme moderne n'implique pas qu'un texte ait un destin meilleur ou pire que l'autre; c'est leur action de différer qui est mise en relief, et en réalité actualisée, par cette parodie. L'ironie - principal mécanisme rhétorique qui attire l'attention du lecteur sur cette actualisation - est en elle-même, aussi, une sorte de procédé d'actualisation: ni la parodie ni l'ironie ne peuvent, bien sûr, passer pour « reproduire» une action; elles sont plutôt, elles-mêmes, des actions qui suivent des « stratégies 2 » destinées à permettre au lecteur d'interpréter et 1. Voir Eric HelIer, The ironie German; a study ofThomas Mann, Londres, Secker et Warburg, 1958. 2. Voir les réflexions de Kenneth Burke sur l'art, considéré comme l'adoption de« stratégies» qui évaluent des « situations », « identifient leurs structures et leurs éléments principaux, et les identifient d'une manière qui implique une attitude à leur égard », The philosophy of Literary Form : Studies in symbolic Action, 1941; 2e éd., Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1967, p.: 1. 468 Linda Hutcheon d'évaluer. Par exemple John Fowles, dans The French Lieutenant's Woman, juxta, pose les conventions du roman victorien et du roman moderne. Les postulats théologiques et culturels des deux époques sont ironiquement mis en parallèle par le lecteur, par le truchement d'une parodie littéraire formelle. On peut observer la même ironique signalisation d'une « mise en différence» dans le Grendel de John Gardner, qui utilise en arrière-plan Beowulf, ou dans le Prince noir d'Iris Murdoch qui manipule ironiquement Hamlet. Dans chacun de ces cas, un texte se fait explicitement démarquer - ou paro- dier -, mais d'une manière non conventionnelle. L'ironie a été substituée à la dérision ou à la moquerie classiques; la dérision a été remplacée par une ironique distanciation critique. Souvent même on observe un respect considérable pour le texte parodié, comme par exemple dans ces « fragments» dont T.S. Eliot « étaye ses ruines» dans The Waste Land, poème dans lequel ces ironiques confrontations textuelles (à la fois littéraires et linguistiques) du passé et du présent impliquent aussi bien des évaluations morales. Si nous devons appliquer à la structure bi. textuelle ironique des romans de Fowles, Barth, Mann, Nabokov, etc., le terme de parodie (un terme plus approprié semblant bien faire défaut), il doit être bien entendu que nous devons l'utiliser dans un sens différent du concept classique de parodie, qui suppose un mode littéraire ridiculisant et dévalorisant. Un retour au sens étymologique premier du terme semble donc bien être la première chose à faire. Le terme grec parodia signifie « contre-chant ». Le terme « contre» (« face à ») suggère une idée de comparaison, ou mieux de contraste, ce qui est fondamental dans l'acception du terme «parodie ». Le radical odos (« chant ») contient I'élé- ment formel et littéraire de la définition. Encore que la plupart des dictionnaires, tout en incluant ces notions (de contraste formel et littéraire), persistent à inclure la finalité de l'intention parodique - d'ordinaire en notant qu'il y a désir de pro- duire un effet ridicule. Il n'y a rien cependant, à la racine même du terme parodia, qui doive suggérer la référence à cet effet comique ou ridiculisant, comme cela est le cas dans le mot d'esprit ou le burla du burlesque, par exemple. Et l'usage moderne de la parodie ne semble bien, en aucun cas, viser le ridicule et la destruc- tion. Dans cet usage moderne, la parodie implique plutôt une distance critique entre le texte d'arrière-plan qui est parodié et le nouveau texte enchâssant, une distance ordinairement signalée par l'ironie. Mais cette ironie est plus euphori- sante que dévalorisante, ou plus analytiquement critique que destructrice. C'est la même distance ironique que nous trouvons chez Picasso reprenant les Ménines de Vélasquez, ou chez Augustus John réutilisant le Greco dans sa Symphonie espagnole. Dans sa nouvelle, la Tour d'ébène, John Fowles illustre ce jeu parodique en termes qui, quoique employés pour l'art plastique, s'appliquent parfaitement aux propres techniques, ironiques et spécifiquement littéraires, de Fowles : « Comme dans de si nombreuses œuvres de Breasley, il y avait une évi- dente référence à une iconographie antérieure - ici, en l'occurrence, la chasse de nuit d'Ucello, et sa descendance à travers les siècles; ce qui, cette fois, était une comparaison et un défi, un risque délibéré... ; de même que ses dessins d'Espagne avaient défié la grande ombre de Goya en acceptant sa présence, même en l'utilisant et en la parodiant, ainsi la mémoire de l'Ucello de l'Ashmolean Museum appro- fondissait et étayait d'une certaine manière la peinture devant laquelle était assis Ironie et parodie : stratégie et structure 469 David. Cela, en fait, posait une tension essentielle: par-delà le mystère et l'ambi- guïté (...) par-delà la modernité de tant d'éléments de surface, se posaient conjoin- tement un hommage et une sorte de pied de nez à l'égard de la vénérable tradi- tion 3 », C'est la combinaison d'un « hommage » respectueux et d'un « pied de nez » ironique qui caractérise cette espèce particulière de parodie moderne que nous voulons ici prendre en considération. Toute parodie est, nécessairement, une forme littéraire sophistiquée. L'auteur ~ et par conséquent le lecteur - effectue une sorte de superposition structurelle de textes, l'enchâssement du vieux dans le neuf. La parodie, elle-même, devient alors une synthèse bitextuelle 4. En cela elle diffère du pastiche, ou de l'adaptation, deux formes essentiellement monotextuelles qui ne produisent aucune synthèse, ni ne révèlent aucune déférence envers le texte emprunté. Cependant les ressem- blances de structure et de stratégie qui existent, par exemple, entre la méta- phore et la parodie seraient un peu plus évidentes. Toutes deux réclament du lec- teur - en termes de stratégie - qu'il construise une signification seconde par des déductions opérées à partir de la surface du texte, ou, en termes de structure, qu'il complète le premier plan à l'aide de la connaissance et de la reconnaissance qu'il a du contexte d'arrière-plan. On pourrait dire, comme le fait Wayne Booth 5, que l'ironie, quoique structurellement assimilable à la métaphore (et par là à la paro- die), est, en termes de stratégie, « soustrayante », qu'elle détourne le lecteur de la signification de surface; il n'en est pas moins vrai que les deux niveaux de signifi- cation doivent coexister structurellement à la fois dans l'ironie et dans la parodie - comme c'est en fait le cas dans la métaphore, et même dans le calembour 6. Toute discussion à propos de la structure de la parodie comme de l'ironie sem- blerait donc devoir incorporer une réflexion sur ce que nous avons appelé « stra- tégies », terme qui demande que l'on prenne en considération, à la fois l'inten- tionnalité de l'auteur et les modes d'engagement du lecteur. Par exemple, alors que l'acte de parodier est un acte d'incorporation, sa fonction est aussi celle d'une séparation, d'un contraste. A la différence de la simple allusion ponctuelle, la parodie réclame cette distanciation ironique et critique. Si le lecteur ne repère pas, ou ne peut pas identifier une allusion délibérée (ou même une citation), il la naturalisera purement et simplement, en l'adaptant au contexte global de l'œuvre. Mais dans la forme la plus généralisée de parodie, une telle naturalisation anéan- tirait la forme elle-même, en ceci que l'œuvre dans son ensemble ne serait plus lue comme la parodie d'un texte d'arrière-plan. 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- Publié le Oct 07, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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