1 Sylvie Cadinot-Romerio Académie de Créteil Formatrice en charge du stage sur

1 Sylvie Cadinot-Romerio Académie de Créteil Formatrice en charge du stage sur les œuvres au programme de Littérature Lycée Alfred Nobel (Clichy-sous-bois) Domaine d'étude « Littérature et langages de l'image » Œuvre : Les Mains libres, Paul Éluard-Man Ray. Proposition d’étude (pour la construction du premier cours sur l’œuvre) 1. Présentation de l’enjeu 2. Exemples de problèmes et de solutions 3. Description de la séquence 1. Présentation de l’enjeu Une œuvre surréaliste est, par principe esthétique, construite contre la traduction de sa densité de sens en termes rationnels, contre ce qu’André Breton appelle « l'intraitable manie qui consiste à ramener l'inconnu au connu, au classable »1. Cette résistance au commentaire n’est certes pas un problème pour le lecteur qui peut s’abandonner à l’inspiration initiée par le poète, comme le dit Paul Eluard dans L’évidence poétique2. Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Cependant elle l’est particulièrement pour un lecteur qui doit tenir sur elle un métadiscours. Et il ne s’agit pas seulement de difficultés à interpréter et à expliquer, ce qui est dans la nature même de l’herméneutique littéraire, mais d’une difficulté à comprendre, à accéder au sens, à un sens qui mobiliserait des significations déjà constituées et qui résulterait de leur mise en relation3. C’est précisément contre de telles connexions qu’est écrite l’œuvre surréaliste, contre ces « affinités particulières » selon lesquelles « les mots sont sujets à se grouper » et qui conduisent à « recréer à chaque instant le monde sur son vieux modèle », comme l’écrit André Breton dans son Introduction au discours sur le peu de réalité : Les mots sont sujets à se grouper selon des affinités particulières, lesquelles ont généralement pour effet de leur faire recréer à chaque instant le monde sur son vieux modèle. Tout se passe alors comme si une réalité concrète existait en dehors de l’individuel ; que dis-je, comme si cette réalité était immuable. Dans l’ordre de la constatation sûre et simple, si tant est que nous l’envisagions, il nous faut une 1 Dans le premier Manifeste du surréalisme, publié en 1924, André Breton écrit « Si une grappe n’a pas deux grains pareils, pourquoi voulez-vous que je vous décrive ce grain par l’autre, par tous les autres, que j’en fasse un grain bon à manger ? L'intraitable manie qui consiste à ramener l'inconnu au connu, au classable, berce les cerveaux. » (Œuvres complètes, Volume I, édition établie par Philippe Bernier, Marguerite Bonnet, Étienne- Alain Hubert, José Pierre, Paris, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988) 2 Paul Eluard, L’évidence poétique. Donner à voir, Gallimard, nrf, coll. « Poésie », 2012, p.77 3 Selon Guy Deniau, « Le terme français de compréhension traduit à la fois le latin comprehendere et intelligere, qui suggèrent tous deux à leur manière l’idée de rassembler. Comprehendere, c’est saisir et lier ensemble, unir, puis embrasser par la pensée quelque chose qui s’y trouve alors retenu. Intellegere indique lui aussi, par legere (comme le grec legein d’où il provient) le fait de ramasser, de recueillir, de cueillir […]. Legere, c’est donc aussi lire, saisir des signes avec intelligence, en comprendre la signification. » (Qu’est-ce que comprendre, coll. « Chemins philosophiques », Paris, Vrin, 2008). 2 certitude absolue pour avancer quelque chose de neuf, quelque chose de nature à heurter le sens commun4. L’œuvre surréaliste, « rompant […] le fil de la pensée discursive »5 invite donc le lecteur à ne pas la comprendre au sens habituel du terme, et elle le « dépayse »6 notamment dans des segments de non-sens7 – de non-sens commun8. Comment faire comprendre aux élèves la fécondité de cette mécompréhension première ? Comment la leur faire dépasser méthodiquement? Mais aussi comment la leur faire supporter ? On risque, en effet, de rencontrer trois écueils : l’idée que cela ne veut rien dire, que tout effort d’interprétation est stérile : à l’inverse, l’idée qu’on peut tout dire, que n’importe quel commentaire est possible ; enfin, chez les élèves les plus fragiles, l’idée que le problème de compréhension leur est imputable, et donc une certaine détresse intellectuelle. Le moyen d’éviter que ces écueils ne surgissent en cours d’étude est de les affronter d’emblée en invitant les élèves à chercher dans Les Mains libres d’où vient la difficulté d’accès au sens. On aborde ainsi l’œuvre par ce qui fait obstacle à son étude mais qui est aussi au cœur de sa poétique, marqué dans son titre même : les libertés qu’ont prises Paul Eluard et Man Ray par rapport aux règles qui régissent l’ « économie du sens9 ». En effet, la difficulté tient moins aux signes eux-mêmes, linguistiques ou plastiques, qu’à leur « assemblage10 ». On reconnaît dans les poèmes les mots du lexique (on ne note que quelques créations lexicales: « l’arbre-rose », « le bois diamant », « le sablier compte-fils »11) ; on identifie le plus souvent dans les dessins des motifs figuratifs. Le problème se manifeste dès qu’on veut saisir la signification de leur corrélation, que ce soit celle des mots dans les textes, des formes dans les images, ou des uns et des autres dans le dispositif d’ensemble. On peut décrire ce problème comme un problème de jeu au sens mécanique du terme : une trop grand liberté d’action est laissée à chaque pièce du mécanisme si bien que celui-ci ne s’enclenche pas. Ainsi la pluralité de sens que les différents signes détiennent isolément n’est pas limitée par leur mise en relation (sous l’effet des sélections contextuelles) mais potentialisée : les polysémies se combinant les unes aux autres, les parcours interprétatifs possibles se démultiplient voire se contrarient. Nous donnerons plus loin des exemples. Outre une première approche des moyens utilisés par les surréalistes pour empêcher l’inférence d’un sens commun et inviter à créer un sens inédit, surréel, l’observation de ces « jeux » permet aux 4 André Breton, Introduction au discours sur le peu de réalité. Point du Jour, Paris, Gallimard, nrf, 1970, p.21. 5 Dans Signe ascendant, André Breton écrit : « Aussi vrai que le mot le plus haïssable me paraît être le mot donc avec tout ce qu’il entraîne de vanité et de délectation morose, j'aime éperdument tout ce qui, rompant d'aventure le fil de la pensée discursive, part soudain en fusée illuminant de relations autrement fécondes dont tout indique que les hommes des premiers âges eurent le secret. » (Signe ascendant, Suivi de Fata Morgana, Les états généraux, Des épingles tremblantes, Xénophile, Ode à Charles Fourier, Constellations, Paris, Gallimard, nrf, coll. « Poésie », 1999, p.7). 6 Dans l’« Avis au lecteur pour La Femme 100 têtes de Max Ernst », André Breton écrit: « La surréalité sera d'ailleurs fonction de notre volonté de dépaysement complet de tout (et il est bien entendu qu'on peut aller jusqu'à dépayser une main en l'isolant d'un bras, que cette main y gagne en tant que main, et aussi qu'en parlant de dépaysement, nous ne pensons pas seulement à la possibilité d'agir dans l'espace).» (Point du Jour, op. cit. p.63). 7 L’expression est de Michel Ballabriga dans Sémiotique du surréalisme : André Breton ou la cohérence (Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Champs du signe », 1995, p.113). 8 Par exemple, ces trois vers de « Main et fruits »: « Où est la bête au manteau froid // La lie de la mort des fruits // Qui fertilisera les nèfles » (Les Mains libres, Paris, Gallimard, nrf, coll. « Poésie », p.54). 9 Dans le dossier qu’il a réalisé pour l’édition du recueil Les Mains libres dans la collection « folioplus classiques» (Paris, Gallimard, 2013, p.172). 10 Le mot « assemblage » est utilisé par André Breton dans Introduction au discours sur le peu de réalité : « Mais je l’ai déjà dit, les mots, de par la nature que nous leur reconnaissons, méritent de jouer un rôle autrement décisif. Rien ne sert de les modifier puisque, tels qu’ils sont, ils répondent avec cette promptitude à notre appel. Il suffit que notre critique porte sur les lois qui président à leur assemblage » (op. cit. p.22). 11 Paul Eluard écrit dans Premières vues anciennes: « Je n’invente pas les mots. Mais j’invente des objets, des êtres, des événements et mes sens sont capables de les percevoir. Je me crée des sentiments » (Donner à voir, op. cit. p.140.) 3 élèves de retrouver une certaine assurance herméneutique en comprenant l’origine de l’effet de non- sens ressenti. Mais elle permet aussi de réfléchir d’emblée aux procédures de construction de sens qu’il faudra mettre en œuvre. En effet, il suffit, une fois un « jeu » identifié, de présenter aux élèves les solutions divergentes que des commentateurs ont apportées au problème de compréhension posé, et de leur montrer que ces divergences s’expliquent précisément par ce « jeu ». Affleurent alors les différentes initiatives interprétatives qui sont généralement prises devant un texte surréaliste « indécidable12 »: des choix dans l’ensemble des possibles sémantiques et syntaxiques, la reconstitution d’une cohérence, un appel à un savoir uploads/Litterature/ quot-les-mains-libres-quot-paul-eluard.pdf

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