M. C. Urban Le monstre du « récit de Théramène » dans la « Phèdre » de Racine I
M. C. Urban Le monstre du « récit de Théramène » dans la « Phèdre » de Racine In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1982. pp. 91-94. Citer ce document / Cite this document : Urban M. C. Le monstre du « récit de Théramène » dans la « Phèdre » de Racine. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1982. pp. 91-94. doi : 10.3406/bude.1982.1134 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_0004-5527_1982_num_1_1_1134 V Le monstre du « récit de Théramène » dans la « Phèdre » de Racine Tout semble avoir déjà été dit sur le fameux « récit de Thé ramène » de Racine. Depuis la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et d'Hippolyte écrite par Subligny en 1677 jusqu'à nos jours, la critique est quasi unanime à s'interroger sur la place de ce long monologue, tant l'irruption de ce monstre anté diluvien en plein dénouement d'une tragédie classique peut sembler incongrue ou choquante. Mais curieusement les chefs d'accusation portés contre lui paraissent parfois radicalement différents : tantôt c'est l'invraisemblance de ce passage qui est violemment dénoncée, tantôt au contraire son trop grand réalisme1. Et l'on retrouve ici l'éternel problème de l'adap tation d'un mythe à une société rationaliste. Sur ce problème, Racine lui-même écrit dans sa Préface de Phèdre : « J'ai tâché de conserver la vraisemblance de l'histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extr êmement à la poésie. » Mais que disait exactement la « fable » en question? Le passage d'Euripide relatant la mort d'Hippolyte est approximativement de la même longueur que celui de Racine 2 ; mais, chez Euripide, on lit simplement que « le flot vomit un taureau sauvage, monstrueux » (xu^' ê£é0v]xe TaOpov, aypiov xépaç), le reste du récit étant consacré à décrire l'affrontement du monstre et du héros ; chez Racine au contraire, quel luxe de détails pour décrire le monstre ! v. 1517... Son front large est armé de cornes menaçantes ; Tout son corps est couvert d'écaillés jaunissantes, Indomptable taureau, dragon impétueux, Sa croupe se recourbe en replis tortueux. Pourquoi donc cette surcharge si étrangère à la sobriété raci- nienne? Pourquoi Racine qui, comme l'écrit Thierry Maulnier3, 1. « Il n'est pas de pièce où Racine ait atteint un plus fort degré de réalisme ; là sa psychologie confine à la physiologie ; et vous convien drez que les souvenirs de la Crète avec son labyrinthe, et les allusions à la descente de Thésée aux enfers, et le monstre incohérent trop bien décrit par Théramène ne parviennent pas à se fondre harmonieusement avec la peinture si hardie d'une passion vraie. » Charles-Marie Des Granges, Histoire de la littérature française (1925). 2. Le messager prononce 76 vers chez Euripide (Hippolyte, v. 11 72 à 1248), Théramène 72 chez Racine. 3. Th. Maulnier, Racine, p. 102. 92 LE MONSTRE DU « RÉCIT DE THÉRAMÈNE >> « fait ses Turcs ou ses Romains juste assez romains ou turcs pour qu'ils ne soient pas du siècle » nous fait-il ici un taureau... plus grec que nature? Et d'ailleurs, si Euripide mentionnait clairement le nom de « taureau », naturel, en quelque sorte, sur cette toile de fond de Minotaure, Racine, lui, ne désigne qu'une fois cet étrange animal du nom de « taureau » (v. 1519) ; par tout ailleurs, il s'agit non d'un taureau, mais d'un monstre. C'est encore un taureau que l'on retrouve dans la « fable » de Sénèque1. Mais cet animal étrange ressemble déjà plus à celui que décrit Racine, tant par le détail du texte que par le nombre de vers qui lui est consacré. Racine semble donc avoir abandonné ici Euripide qu'il cite pourtant comme son modèle principal, pour suivre de plus près Sénèque, également ment ionné dans la Préface. Cela n'explique cependant pas tout : la description réaliste de Sénèque s'insère en effet dans une pièce bien différente de celle de Racine ; cette pièce qui com mence par la description de la meute d'Hippolyte à l'intention d'un public passionné par la poésie cynégétique pouvait bien s'achever par une description aussi complaisante d'un animal monstrueux, proie idéale d'un grand chasseur de monstres. Rien de tout cela au contraire chez Racine où l'Hippolyfe- chasseur n'apparaît que de loin en loin, au détour d'une al lusion. Pourquoi donc Racine est-il allé chercher cette description chez Sénèque? Pourquoi même, au passage, s'est-il souvenu de Virgile et des serpents de mer venus étrangler Laocoon 2, chan geant le taureau initial en créature hybride, vrai « monstre » cette fois? Sans doute la première réponse est-elle d'ordre religieux. Des trois sources citées, Racine a surtout gardé l'aspect sur naturel de vengeance divine, et ce monstre sorti des ténèbres mythologiques, sans être, au XVIIe siècle, vraisemblable, pouv ait, dans le drame sacré de Phèdre, apparaître comme vrai à un spectateur replongé dans les rets de l'antique et toujours actuelle fatalité. Mais il faut peut-être chercher plus loin : cette vision du monstre qui s'impose à nous dans les vers évoqués précédem ment est préparée volontairement ou non par l'emploi quasi obsessionnel du mot « monstre » tout au long de la pièce 3. Ce mot, suivant les cas, se charge de multiples significations. Laissons de côté les vers 1045 et 1317 où l'appellation de « monstre » n'est guère autre chose qu'une injure. Éliminons aussi les passages où ce mot désigne les bêtes sauvages plus ou moins fabuleuses, terrestres ou infernales, tuées ou à tuer par 1. Sénèque, Phèdre, v. 1036... 2. Virgile, Enéide, II, 205... 3. Racine, Phèdre, vers 79, 520, 649, 701, 703, 884, 938, 948, 963, 970, 1045, 1317, 1444, 1516, 1522, 1529 et 1531. DANS LA « PHEDRE » DE RACINE 93 Thésée ou par Hippolyte1, et venons-en à l'énigmatique vers 1446 prononcé par Aricie : Prenez garde, Seigneur. Vos invincibles mains Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ; Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre Un... Dans ce cas, les paroles d'Aricie doivent s'entendre à un deuxième niveau d'interprétation : le mot « monstre » viserait ainsi la monstruosité morale de celle qu'Aricie n'ose nommer clairement, « la fille de Minos et de Pasiphaé ». Et par un extraor dinaire concours de circonstances, la morale et la légende, dans cette pièce, ne font qu'un. Phèdre est bien, n'est-ce pas, la sur du Minotaure, le monstre crétois? D'ailleurs elle-même se voit sous cet aspect : Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite I s'écrie-t-elle au vers 701 dans une crise de lucidité désespérée, et encore (au vers 703) : Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper. On voit dès lors toutes les répercussions possibles d'une telle assimilation. Phèdre a beau n'être, en effet, « ni tout à fait innocente ni tout à fait coupable », c'est bien elle, et elle ne le sait que trop, qui envoie Hippolyte à sa perte. Ce monstre jailli des flots sur le chemin de Mycènes, ressorti de la légende antique avec une violence toute neuve, serait alors la trans position mythique de l'âme même de Phèdre sur la scène, et le combat mené entre le monstre et Hippolyte le symbole de la lutte à mort que mène l'héroïne entre sa conscience morale et ses pulsions, d'où elle sortira si brisée que seule la mort pourra lui rendre son unité. Enfin dernière hypothèse si l'on peut d'une certaine façon assimiler Phèdre au monstre du récit de Théramène, ne pourrait-on pas, franchissant un degré encore, penser à Racine lui-même, juge de sa propre vie en cette dernière pièce profane? La pièce de Phèdre a en effet été composée à un mo ment où Racine se tournait à nouveau vers Port-Royal. Et aux yeux de Port-Royal, à cette époque, Racine est-il autre chose qu'un « monstre », lui qui élevé dans les sévères principes du jansénisme, avait renié ensuite toute une partie de lui-même pour écrire le théâtre de la faiblesse de l'homme? Sans voir comme Chateaubriand dans Phèdre une âme façonnée par le christianisme, du moins peut-on se demander si son remords 1. V. 79, 93 S, 94S, 963, 970. 94 LE MONSTRE DU « RÉCIT DE THÉRAMÈNE » n'est pas celui de Racine, et son monstre le sien. Phèdre s'achève donc par une triple mort : le monstre mythologique Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant pour y agoniser quelques instants plus tard. Presque simul tanément le monstre-Phèdre va lui-même succomber volon tairement. De même le monstre-Racine se taira-t-il définitiv ement sur la scène profane après cette dernière exhibition, après les derniers feux, les plus beaux, ceux que l'on se donne à soi-même quand on sait que tout est fini, « les feux de la mé moire » en quelque sorte. Le récit de Théramène, « qui voudrait même qu'on en r etranchât quatre vers? », écrivit Voltaire1, un des rares défen seurs de ce passage. Ce long monologue, même s'il semble briser le rythme de l'acte cinq, replace néanmoins la pièce dans la dimension qui est la sienne : celle de l'interprétation du mythe uploads/Litterature/ urban-le-monstre-du-recit-de-theramene-dans-la-phedre-de-racine 1 .pdf