1 Clochards et sans-abri : actualité de l'oeuvre d'Alexandre Vexliard Laurent M

1 Clochards et sans-abri : actualité de l'oeuvre d'Alexandre Vexliard Laurent MUCCHIELLI (article paru dans la Revue française de sociologie, 1998, 1, p. 105-138) Résumé : Nous proposons ici une relecture de l'oeuvre d'Alexandre Vexliard (1911-1997) centrée sur sa contribution à l'analyse psychosociologique des clochards. Nous soulignons notamment les qualités méthodologiques et les perspectives interactionnistes avant la lettre de ses recherches réalisées à partir de la fin des années quarante. Au coeur de l'analyse, la mise en évidence des mécanismes et des phases d'un processus de désocialisation apparaît comme une grille de lecture toujours pertinente dans l'analyse des phénomènes dits aujourd'hui d'« exclusion ». Nous évaluons cette actualité au regard des travaux contemporains sur les sans-abri. Enfin, nous interprétons la nature de ces recherches pionnières ainsi que leur non reconnaissance académique dans le contexte de l'évolution de la psychologie sociale des années 1945-1960. Professeur émérite de psychologie à la Faculté des Arts, Lettres et Sciences humaines de l'Université de Nice, Alexandre Vexliard s'est éteint le 20 janvier 1997 à l'âge de quatre-vingt six ans. A la fin des années quarante, il fut en France le pionnier de l'étude psycho-sociologique de ceux que l'on appelait alors les « clochards ». Pourtant, tandis que les thèmes de la « nouvelle pauvreté », de l'« exclusion », de la « désaffiliation » (R. Castel) ou de la « disqualification sociale » (S. Paugam), connaissent une vogue certaine dans les sciences sociales depuis une bonne dizaine d'années, le travail de Vexliard – dont la pièce maîtresse est publiée en 1957 sous le titre Le clochard. Étude de psychologie sociale – demeure largement méconnu 1. Les spécialistes eux-mêmes se contentent généralement au mieux d'une mention bibliographique pour mémoire. Rares sont ceux qui semblent l'avoir lu et qui considèrent que son enquête « reste toujours une référence, en particulier parce qu'elle permet des comparaisons avec la période actuelle » (Damon, 1996a, p. 89-91). Et surtout nul ne semble mesurer l'ampleur et l'actualité, au moins partielle, de ses apports méthodologiques et théoriques. C'est donc à une relecture d'ensemble de cet aspect de l'oeuvre de Vexliard que nous convions le lecteur (I) 2, avant d'envisager son actualité au regard du réinvestissement contemporain des sciences sociales sur ces thèmes (II), et d'examiner enfin les raisons de la non reconnaissance académique de ce travail dans le contexte de l'institutionnalisation de la psychologie sociale au début des années cinquante (III). I. Psychologie et sociologie du clochard : une enquête pionnière Les thèmes qui dominaient les sciences sociales en France, en 1950, étaient ceux des classes sociales, du travail et des inégalités. Du côté de la déviance, le sujet porteur était celui de la délinquance juvénile. Mais, après avoir déchaîné les passions à la fin du XIXème siècle, l'étude du vagabondage et de la mendicité n'intéressait apparemment plus personne. Vexliard le constate avec raison : « il y a quarante ans, le vagabondage des adultes avait donné lieu à des recherches nombreuses en France aussi bien que dans d'autres pays. Est-ce à dire que nous 1. Cet ouvrage constitue sa thèse principale. La thèse secondaire intitulée Introduction à la sociologie du vagabondage est publiée un an plus tôt (Vexliard, 1956a). 2. Sur le plan empirique, cette oeuvre comprend essentiellement deux aspects : d'abord la psychologie et la sociologie du clochard, ensuite, à partir de 1965, la pédagogie et les systèmes éducatifs comparés. 2 avons abordé l'étude d'une catégorie sociale en voie de disparition ? Le problème est plus complexe ; il se pose surtout en des termes nouveaux » (Vexliard, 1957a, p. 15). Quoi qu'il en soit, Vexliard n'innove pas seulement par son sujet, mais aussi – et même surtout – par sa méthode et par son apport théorique à l'étude des mécanismes de la « désocialisation ». 1. La méthode C'est tout aussi bien la sociologie et l'histoire du phénomène que l'étude psychologique de la personnalité et des parcours individuels qui intéressent l'auteur. De ce point de vue, sa thèse principale et sa thèse secondaire se complètent logiquement 3. Toutefois, nous nous intéresserons surtout ici à la thèse principale qui, du point de vue théorique, articule l'ensemble des recherches de Vexliard et qui, du point de vue empirique, est d'une richesse et d'une originalité certaines. En effet, elle se fonde sur l'étude approfondie de soixante et un cas, extraits de près de quatre cents entretiens réalisés à Clermont-Ferrand, Marseille, Montpellier et Paris entre 1948 et 1953, dans des conditions et avec une profondeur variable selon la disponibilité psychologique des individus. La méthode des cas cliniques et les limites de l'observation participante Vexliard estime que « seule la méthode dite des cas [...] permet de connaître, dans leur diversité, les conduites humaines concrètes » (ibid., p. 13-14). Aussi, afin de ne pas opérer une quelconque sélection préalable (consciente ou pas), il convient de s'intéresser au « tout venant de la population des vagabonds, les individus étant pris au hasard des rencontres » (ibid., p. 28). L'auteur précise même que, en matière de déviance, « la tentation de considérer l'individu exceptionnel comme l'image grossie des cas “moyens” serait grande, et peut-être justifiée ; mais l'on est nullement fondé d'accepter a priori cette hypothèse, sans preuves suffisantes, comme cela se produit trop souvent » (ibid., p. 28). En réalité, seule une légère sélection s'est opérée de fait, certains clochards « peu nombreux » refusant les entretiens, étant « en état de perpétuelle ivresse » ou de trop grande « confusion mentale (en général sénile) ». Comment aborder les clochards ? Vexliard a bien tenté la méthode de l'observation participante : « à plusieurs reprises, nous nous sommes mêlé à la vie des clochards, nous avons partagé leur existence, en portant une tenue appropriée ». Mais si cette méthode d'approche est assez facile, les résultats sont « décevants » : « les clochards ne s'interrogent pas d'habitude mutuellement sur leur passé. Il nous était impossible par ce procédé d'obtenir des renseignements biographiques individuels et, à plus forte raison, des indications méthodiques et suivies » (ibid., p. 30). Dès lors il s'est tourné vers la méthode des entretiens individuels, en l'appliquant cependant de façon peu conventionnelle compte tenu des conditions très particulières de la situation : « nous avons dû adapter le type d'examen à nos sujets plutôt que d'exiger d'eux toujours la même attitude. Ces défauts [méthodologiques] sont flagrants, mais on peut se demander si une investigation de ce genre peut être standardisée et si, en la standardisant, l'on ne risque pas de passer à côté des problèmes essentiels. En confrontant la méthode souple que nous avons dû 3. A l'exception des deux derniers chapitres qui résument la thèse principale, l'Introduction à la sociologie du vagabondage (1956a) est essentiellement consacrée à l'histoire du vagabondage comme phénomène social et comme préoccupation administrative, juridique et morale depuis le XVIème siècle environ (cf. aussi 1957b, 1963). Cette enquête historique de Vexliard se révèle du reste elle aussi pionnière. Sans avoir fait un travail d'archives (qui aurait été impossible sur une telle étendue temporelle), il a fait le tour de la littérature secondaire, même ancienne, et mis en évidence l'importance d'événements (comme la création de l'Hôpital Général au milieu du XVIIème siècle) qui seront au coeur des travaux et réflexions ultérieurs sur le traitement de la pauvreté et de la marginalité. Michel Foucault (1961) y reviendra dans son histoire de la folie – en produisant au demeurant des erreurs factuelles ainsi que des interprétations que Vexliard jugeait très contestables (Vexliard, 1983). Récemment, Robert Castel (1995, p. 91-96 et 138) faisait encore le meilleur usage des informations collectées par Vexliard. 3 suivre, avec les méthodes rigoureuses soumises à une discipline mathématique, on se pose la question : ne vaut-il pas mieux risquer de commettre quelques erreurs plutôt que d'ignorer les expériences humaines les plus signifiantes, qui ne peuvent être découpées, décomposées et mesurées » (ibid., p. 30) 4. Vexliard insiste ensuite sur les conditions de déroulement des entretiens qui peuvent modifier sensiblement leur contenu. En effet, les rencontres réalisées dans un cadre institutionnel (tel centre d'hébergement) induisent chez les individus un certain rôle ou du moins certaines attitudes qui se traduisent par des réponses « souvent conventionnelles, tendues, surveillées, [...] les récits manquaient de spontanéité ». En particulier, le clochard véritablement désocialisé, qui se sait peu aimé par les institutions mêmes charitables car il est « inamendable, réfractaire au travail », prend alors souvent « le masque du repenti et persiste à le garder tant qu'il demeure dans l'enceinte de ces institutions » (ibid., p. 29). C'est pourquoi Vexliard réalisera les observations « les plus nombreuses et les plus fécondes » dans un contexte « libre » : dans la rue ou dans l'arrière-salle d'un café. Alors seulement, lorsque le sujet se prêtait volontiers à l'entretien, celui-ci pouvait être particulièrement approfondi. Au détour d'un article plus ancien, l'auteur raconte ainsi le déroulement concret d'une étude de cas : « Roger R. qui évolue dans un petit groupe de clochards à Neuilly se laisse facilement aborder ; il est communicatif, parle uploads/Litterature/ vexliard-et-le-clochard.pdf

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