Transactions interdisciplinaires : Le livre d’artiste photographique à l’œuvre

Transactions interdisciplinaires : Le livre d’artiste photographique à l’œuvre Yosra ZAGHDEN La contemporanéité est caractérisée par l’ouverture et l’anéantissement des limites. Le devoir de tracer des balises est aboli dès que l’émergence de nouvelles disciplines répondant aux exigences d’un monde en évolution effrénée soit accompagnée par une extension des disciplines existantes. Il s’agit d’une extension qui rabat les frontières en les décalant et en permettant à une discipline d’aller expérimenter ses potentialités et renouveler ses enjeux en les testant dans une piste autre que la sienne ; celle d’une autre discipline. Une interdisciplinarité est ici ce qui gère la complexité accrue du vécu et la déflagration des connaissances concernant, souvent, les mêmes sujets. Pour cela, les pratiques interdisciplinaires échappent des catégories conventionnellement habilitées pour s’inscrire dans un transitionnel dynamique. Dans son essai "Le Photographique. Pour une théorie des écarts", Rosalind Krauss avance le photographique comme un modèle de l’art contemporain. Le photographique telle qu’elle le présente, est un objet théorique typiquement représentant de la postmodernité mettant fin aux cloisonnements disciplinaires dans l’art et aux limites instituées entre ses différentes formes. Rosalind Krauss parle, dans ce contexte, d’un devenir de la photographie qui se meut en un devenir photographique de l’art, c’est en fait l’ensemble de l’art contemporain qu’elle dit devenir photographique. Est alors dite photographique, toute œuvre d'art répondant à une logique indiciaire même si elle n'utilise pas un appareil photographique pour sa réalisation et même si sa présence objectale ne coïncide pas à une image photographique. C'est ainsi que le photographique, tel que prôné par Rosalind Krauss favorise l'ouverture du médium photographique sur d'autres disciplines et privilégie une interdisciplinarité instigatrice. Le livre d'artiste photographique nous est particulièrement déclencheur d'une investigation du photographique comme le conçoit Rosalind Krauss. Lieux de confrontation de différents langages photographique, verbal, architectural… et parfois cinématographique, les livres d’artistes photographiques s’avancent comme une occasion d’un débat purement photographique. Mais en quoi le livre serait-il photographique ? Serait-ce pour le simple fait de contenir des images photographiques que le livre est dit en tant que tel ou est-ce que la photographie devient une logique du livre ? Sa photographicité1 est-elle due aux images photographiques qu'il contient? Ou est-ce que ces images ne sont qu'un paramètre parmi d'autres engagés dans la logique interdisciplinaire d'un photographique désintéressé de la photographie en tant que telle et branché sur ce qu'une pratique indiciaire peut engendrer de plus complexe ? La forme du livre est-elle alors connexe à son contenu photographique et est-elle celle qui détermine ses traits ? Le livre doit-il son attribut de photographique à la pratique interdisciplinaire qui le génère et qui est considérée comme l’essence du photographique ? Le photographique en tant que logique gérant le livre, est-il alors ce qui dicte une approche interdisciplinaire ? Ou est-ce qu’au contraire c’est l’interdisciplinarité qui prime et qui contraint le livre à s’inscrire dans le discours du photographique tel qu’avancé par la théorie kraussienne ? Le livre tel qu’il s’adonne dans son rapport à l’image photographique enchérit souvent sa conception en tant qu’un espace où agencer une œuvre d’art photographique déjà faite et se meut en un espace d’invention interdisciplinaire, une architecture polymorphe à concevoir ; il s’agit ici du livre d’artiste photographique. Mais qu’est-ce qui permet à un tel livre d’être classé au pan des œuvres d’art ? Quelle dimension esthétique un livre peut-il suggérer ? Quelles conditions pour une esthétique du livre d’art photographique quand celui-ci se situe au carrefour de plusieurs disciplines ? Ne serait-ce grâce à une approche interdisciplinaire que le livre accèderait au domaine de l’art ? Mais dans ce cas, sous quelle égide ce livre se situerait-il quand il s’agit de réunir des compétences complémentaires ? Sous celle de l’artiste ou celle de l’éditeur ? A la croisée de plusieurs disciplines, le livre d’artiste traitant de la photographie est porteur d’enjeux esthétiques majeurs. Alors quelle intellection de l’objet-livre ces croisements peuvent-ils engendrer ? Si le livre d’artiste figure avec différentes catégories d’illustrations, le livre d’artiste photographique qu’aurait-il de particulier ? Les livres d’artistes photographiques de Peter Downsbrough et de Pino Musi nous serviront d’appui dans cette approche tentant de scruter le livre qui dénigre son statut d’un objet vu pour se définir en tant qu’un événement visuel, un lieu d’exposition et une œuvre d’art, le centre d’une esthétique visuelle qu’il a lui même inventée. 1 La « photographicité » est un concept cher à François Soulages. Celui-ci parle de la photographicité dans le cadre de sa définition de la photographie et de ce qu’il y a de photographique dans la photographie. Il se demande alors « Qu’est-ce donc qu’une photo ? Qu’est-ce qui fait qu’une chose est une photo ? Qu’est-ce qui dans une photo relève de la photographie ? En d’autres termes, qu’est-ce que la photographicité ? Le concept de “photographicité” désigne ce qui est photographique dans la photographie. » SOULAGES, François. Esthétique de la photographie, la perte et le reste. Paris : Nathan, 2001, p.112. La catégorie particulière d’œuvres d’art que présente le livre d’artiste photographique nous emmène, dans cette étude, à suivre une méthode analytique où seront ressorties, en premier lieu, les différentes rencontres disciplinaires effectuées au sein du livre. Un deuxième moment de synthèse serait une scrutation des enjeux dégagés lors de ces rencontres influençant profondément les paramètres de l’espace et du temps relatifs à la photographie, au livre et au spectateur. I. Livre d’artiste photographique et interdisciplinarité : En se proclamant comme photographique au sens kraussien du terme, le livre d’artiste photographique s’inscrit déjà dans la pratique interdisciplinaire. Selon la logique du photographique, toute pratique artistique indiciaire est susceptible d’être considérée comme photographique même si elle n’utilise pas un appareil photographique. L’ouverture d’une forme d’art sur la photographie, même si celle-ci n’est pas littéralement utilisée, ancre l’œuvre résultante dans une interdisciplinarité où la forme d’art initiale collabore avec la photographie et devient en fin de comptes photographique. La forme du livre s’adapte à son contenu photographique et c’est ainsi que le livre devient photographique. Il est photographique non seulement parce qu’il contient des images photographiques mais parce qu’il répond à une esthétique du photographique telle qu’annoncée par R.Krauss. Le photographique selon R.Krauss « ne renvoie pas à la photographie comme objet de recherche, mais pose ce qu’on pourrait appeler un objet théorique. (…) non pas sur la photographie, mais sur les conditions indicielles auxquelles elle avait soumis le champ anciennement clos du monde de l’art. Non pas sur la photographie, mais sur la nature de l’indice, sur la fonction de la trace dans son rapport avec la signification, sur la condition des signes déictiques.»2 Dès qu’une contigüité indicielle s’opère, le photographique émerge même si la photographie en tant que telle n’existe pas. Dans le cas du livre d’artiste photographique, les images photographiques existent au sein du livre mais celui-ci n’est pas dit photographique pour la forme de ce qu’il contient mais c’est lui-même qui devient photographique, s’identifie au photographique et épouse ses formes. La forme coïncide au contenu mieux, le livre est un tout cohérent. Il n’y a pas lieu de contenant et de contenu. La qualité esthétique du livre ainsi produite se rattache à une synergie, une 2 KRAUSS, Rosalind. Le photographique, Pour une théorie des écarts. Paris : Macula, 1990, p.12-14. interconnexion entre contenant et contenu et entre différentes composantes (typographie, images, graphiques…), un tout qui au temps qu’il persiste à considérer les différences, érige une unité totalisante ; à savoir le livre. Comme apparu aux années 1960, le livre d’artiste fut une invention de l’art conceptuel qui accordait une grande importance au contexte de présentation de l’art. Le livre en tant que médium de l’œuvre d’art conçu par les artistes de l’art conceptuel, témoigne en effet d’un souci grandissant envers la forme de présentation de l’œuvre, influençant certes son sens. Les livres d’artistes photographiques comme variante des livres d’artistes s’adossent sur les mêmes principes et font preuve d’une pratique interdisciplinaire à plusieurs dimensions. La photographie rencontre l’édition, la sculpture, l’architecture et le cinéma… ainsi seront ressorties, dans ce qui suit les différentes rencontres entre les disciplines ayant lieu dans les livres d’artistes photographiques de Peter Downsbrough et de Pino Musi. 1. Livre d’artiste photographique et édition… Dans une interview de Pino Musi avec le journaliste Remi Coignet, l’artiste a évoqué ses livres d’artistes photographiques en tant qu’un produit de sa rencontre avec l’éditeur qui, selon lui, a contribué à composer ses livres. « Je savais déjà, sans en avoir une conscience précise, que le livre n’était pas un lieu où placer un travail déjà structuré dans lequel on se contente de glisser des photos mais le lieu d’une invention à créer... Je suis tombé amoureux de ce roman de Blaise Cendrars Rhapsodies Gitanes … J’ai cherché à en faire, dans ma petite œuvre en forme de livre, comme une mise en scène pour articuler un travail photographique qui était, si tu veux une petite pièce de théâtre ... J’ai découpé une partie des pages et je les ai intégrés dans le corps du livre. Il y uploads/Litterature/ yosra-zaghden-2.pdf

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