Textyles Revue des lettres belges de langue française 7 | 1990 Marcel Thiry pro

Textyles Revue des lettres belges de langue française 7 | 1990 Marcel Thiry prosateur Henri Michaux et les idéogrammes Jean-Gérard Lapacherie Édition électronique URL : http://textyles.revues.org/1818 DOI : 10.4000/textyles.1818 ISSN : 2295-2667 Éditeur Le Cri Édition imprimée Date de publication : 15 novembre 1990 Pagination : 203-211 ISBN : 2-87277-001-1 ISSN : 0776-0116 Référence électronique Jean-Gérard Lapacherie, « Henri Michaux et les idéogrammes », Textyles [En ligne], 7 | 1990, mis en ligne le 09 octobre 2012, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://textyles.revues.org/1818 ; DOI : 10.4000/textyles.1818 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. Tous droits réservés HENRI MICHAUX ET LES IDEOGRAMMES Les écritures non alphabétiques, tels les hiéroglyphes de l'Egypte ancien- ne et les idéogrammes chinois, occupent une place à part dans notre culture - cela, entre autres raisons, parce qu'elles ont souvent fasciné les écrivains, poètes, essayistes et philosophes, etc.l, et qu'elles ont suscité, plus que les alphabets, des interprétations que l'on peut qualifier de «poétiques» ou de «littéraires». Au cours du seul xxe siècle, les idéogrammes, chinois ou japonais, ont été analysés ou commentés, entre autres auteurs, par Victor Segalen 2, Paul Claudel 3, Etiemble 4 ,Roland Barthes 5, Henri Michaux 6. De tous les écrivains cités ci-dessus, seul Segalen et, à un degré moindre, Etiemble, sont sinologues; les trois autres dissertent sur l'écriture chinoise, sans connaître réellement la langue qu'elle représente. Pour surprenante que paraisse cette façon d'aborder une écriture, elle est ancienne. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, Athanase Kircher et William Warburton interprétaient les 1Madeleine V.-DAVID,Le débat sur les écritures et l'hiéroglyphe aux XVIIe et XVIIIe s., Paris, Sevpen, 1965. 2 Victor SEGALEN,Justification de 1'édition, Pékin, Presses du Pei-fang, 1914; «Stèles», dans Stèles, Pékin, Presses du Pei-fang, 1912 et 1914 ; réédité à Paris, Plon, 1963. 3 Paul CLAUDEL,«Idéogrammes occidentaux», «La Philosophie du livre», dans Œuvres en prose, Paris, Gallimard, 1965; «Cent Phrases pour éventails», dallSŒuvre poétique, Paris, Gallimard, 1967. 4 ETIEMBLE, L'Ecriture, Paris, Delpire, 1961. 5 Roland BARTHES, î'Empire des signes, Paris, Flammarion. 6 Henri MICHAUX, Un Barbare en Asie, Paris, Gallimard, rééd. 1986; Idéogrammes en Chine, Montpellier, Fata Morgana, 1975. TExTILES N°? NOVEMBRE 1990 204 - Jean-Gérard Lapacherie hiéroglyphes égyptiens sans les lire ; et, dans l'Antiquité, des savants et écri- vains grecs, tels Horapollon ou Strabon faisaient de même. Comme ces écritures sont différentes de l'alphabet latin, la plupart des écrivains qui les ont commentées conviennent qu'elles ne notent pas de langue. Ce ne.sont pas des écritures, mais des symboliques. Les symboles, dont elles sont composées, sont soit des images qui figurent des objets du monde extérieur, comme le dessin des plateaux et du fléau d'une balance, symbole de la justice; soit des tracés qui ne figurent rien, comme les sym- boles mathématiques et chimiques +, =, 0, H, H20, etc. Tantôt, l'écriture chinoise est interprétée comme si ses signes étaient des images d'objets. C'est l'interprétation «figuriste», que défendent les Jésuites de Canton, Etiemble ou parfois, Segalen. Tantôt, elle est composée de sym- boles abstraits, qui renvoient, comme les chiffres et les symboles mathémati- ques, à des idées, des concepts ou des opérations. C'est l'interprétation algé- briste, celle de Wilkins et celle de Leibniz ou, à un degré moindre, celle de Claudel. . De l'écriture chinoise, Michaux à une conception originale, qui s'écarte à la fois des interprétations figuristes et des interprétations algébristes. Il ramène l'écriture chinoise à la calligraphie; et de celle-ci, il fait, à la suite de plusieurs réductions, une peinture abstraite. II Comme Kircher, Warburton ou même Leibniz, Michaux, dans ldiogram- mes en Chine, commente une écriture que, apparemment, il ne lit pas; mais, à la différence de Kircher ou de Warburton, il sait qu'il s'agit d'une écriture, non d'une symbolique. Ille précise dans une note: «[Les idéogram- mes] continue[nt] de porter, inchangée, toujours lisible, compréhensible, effi- cace, la langue chinoise, la plus vieille langue vivante du monde»7. Pourtant, ce ne sont pas les relations entre les idéogrammes et la langue chinoise que Michaux cherche à comprendre. Il connaît les thèses figuristes et il les présente comme des interprétations de lettrés: «Disparus [...], les caractères d'autrefois, soigneusement réunis, recopiés, furent interprétés par les lettrés. [...] A cette lumière, toute page écrite, toute surface recouverte de caractères, devient grouillante et regorgeante... pleine de choses, de vies, de tout ce qu'il y a au monde... au monde de la Chine» 8. Cependant, Michaux n'adhère pas à ces thèses. «Il n'y a pas cinq caractè- res sur les vingt mille qu'on puisse deviner au premier coup d'œil, au contrai- re des hiéroglyphes d'Egypte dont les éléments, sinon l'ensemble, sont aisé- ment reconnaissables»9. Il illustre cela par l'exemple du caractère «chaise», lequel est formé des caractères: « 1) arbre; 2) grand; 3) soupirer d'aise 7ldiogrammes en Chine, op.cil, non paginé. 8lbid. 9 Henri MICHAUX,Un Barbare en Asie. op.cit., p.159. Henri Michaux et les idéogrammes- 205 avec admiration»10, de sorte que «l'idée de représenter la chaise elle-même, avec son siège et ses pieds, ne vient pas [aux chinois]»II. Pour Michaux, les thèses figuristes n'ont qu'un intérêt historique ou éty- mologique; elles expliquent à la rigueur l'origine des caractères, mais elles ne permettent pas de rendre compte de ce qu'ils sont réellement. «Même si le Chinois représente tel quel l'objet, au bout de peu de temps, il le déforme et le simplifie»12. . . n reprend la thèse des historiens de l'écriture: l'usage d'instruments et de supports nouveaux a influé sur les formes mêmes de l'écriture, favorisant l'apparition de nouveaux tracés. La ttansfonnation des caractères figuratifs en tracés cursifs est en partie consécutive à l'utilisation du pinceau et à l'inven- tion du papier. «Le pinceau penDit le pas, le papier facilita le passage»13. Cependant, la raison essentielle pour laquelle Michaux n'adhère pas aux thèses figuristes, oucrele fait qu'il déteste la figuration de ce qui est déjà au monde, est que ces thèses s'opposent à l'interprétation qu'il propose de la calligraphie chinoise. Pour lui, la calligraptPe est un art absttait, qui refuse le mimétisme et la figure et qui, de ce fait, est situé exactement à l'opposé de la figuration. Notons que, dans un premier temps, cette interprétation est rendue possible par le fait que Michaux ne lit pas le chinois et que l'écriture chinoi- se, pour lui, est quelque chose d' «absttait» : des lignes, des traits, de purs trare;. III L'écriture chinoise a été interprétée comme une «algèbre» : «Les carac- tères chinois, écrit Leibniz, sont [...] philosophiques et paraissent bâtis sur des considémtions [...] intellectuelles,telles que donnant le nombre, l'ordre et les relations»14. Ussont indépendants, d'une part, des sons ou des «mots» de la langue, que, à la différence de l'alphabet latin, il ne représentent pas, et, d'autre part, des choses du monde, que, à la différence des hiéroglyphes, ils ne figurent pas, quoiqu'en pensent les partisans des thèses figuristes. En revanche, ces caractères - appelés plus tard des idéogrammes ou «signes d'idées» - transcrivent des pensées, des idées, des concepts, de la même manière que les chiffres ttanscrivent des nombres; les-savants et les . philosophes de l'époque classique étant persuadésque les idées ou parties de la pensée existent en dehors du langage, telles des entités autonomes 15. 10Ibid. 11Ibid., p.l60. 12Ibid. 13Ibid. 14LEmNIZ, cité par M. V.-DAVID,op.cit., p.65. 15Sylvain AUFROUX,L'Encyclopédie «grammaire» et «langue» au XVIIIe si~cle, Tours, Marne, 1973. 206 - Jean-Gérard Lapacherie Dans la mesure où l'écriture chinoise est censée noter, non une langue, mais des idées, elle devient un modèle d'écriture universelle, indépendantedes langues naturelles et «abstraite» comme l'écriture symbolique des mathéma-. . tiques. Dans UnBarbare enAsie, Michauxreprend à son compte cette intetpréta- tion algébriste. TIobserve que les peintres chinois n'indiquent pas «l'épais- seur» des choses, ni leur «poids», mais leur «mouvement». «Le Chinois, écrit-il, possède la faculté de réduire l'être à l'être signifié (quelque chose comme la faculté mathématique ou algébrique) [...]. Par-dessus cela, quantité d'éléments sont décomposés et ensuite recomposés par fragments, comme on ferait en algèbre»16. A deux reprises, l'écriture chinoise est comparée à l'algèbre. Ainsi, elle analyse le concept de chaise plus qu'elle ne note le mot; cela, grâce à trois caractères, dont Michaux précise qu'ils sont «mécon- naissables », c'est-à-dire qu'ils ne sont pas figuratifs: «arbre », «grand », «soupirer d'aise avec admiration », et dont il propose la recomposition suivante: «homme (assis sur les talons ou debout), soupirant d'aise pris fi un objetfait du bois d'un arbre»l? En 1933, Michaux a des caractères chinois une conception proche de celle de Leibniz: non figuratifs, ils sont «bâtis sur des considérations [...] intellectuelles»18. «Le Chinois veut des ensembles»19, précise Michaux; et «la chaiseiAuilui convenait, il l'a trouvée [...], déduite par l'esprit plutôt que désignée» . Cependant, la conception qu'il se forme de l'écriture chinoise évolue. Ainsi, dans Idéogrammes en Chine, ouvrage publié plus de quarante ans après Un Barbare en Asie, l'écriture chinoise ne relève plus de l'abstraction algé- briste; c'est une abstraction autre, lyrique, informelle, calligraphique, gestuelle, picturale. Plusieurs causes expliquent cette évolution. D'abord, Michaux, après son premier séjour en Chine, approfondit la connaissance qu'il a des divers styles de la uploads/Litterature/ideogrammes-1818.pdf

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