D’Édouard Philippe et Gilles Boyer : L ’Heure de vérité, Flammarion, 2007. Dans

D’Édouard Philippe et Gilles Boyer : L ’Heure de vérité, Flammarion, 2007. Dans l’ombre, JC Lattès, 2011. D’Édouard Philippe : Des hommes qui lisent, JC Lattès, 2017. De Gilles Boyer : Un monde pour Stella, JC Lattès, 2015. Rase campagne, JC Lattès, 2017. Le Maître d’hôtel de Matignon, JC Lattès, 2019. À Antoine Rufenacht. Ce livre n’est ni une chronique, ni, à proprement parler, un récit des 1 145 jours passés à Matignon, ni un essai, ni un ouvrage programmatique : nous avons choisi des sujets, des angles, des moments, des lieux et quelques personnes qui, à un titre ou à un autre, nous ont marqués. Choisir, c’est renoncer : à d’autres sujets, non moins importants, à d’autres moments, à d’autres personnes, mais la vie est longue et les futurs livres nombreux. Si ce livre était un tableau, il se revendiquerait de l’impressionnisme : des coups de pinceau visibles, qui pris séparément peuvent sembler flous mais dont l’addition finit parfois par dessiner un paysage, un portrait, une époque. La promesse de l’aube « Tu trembles, carcasse, mais tu tremblerais bien davantage si tu savais où je vais te mener ! » Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, 1667 « E pur si muove. » Attribué à Galilée Au commencement sont les idées. En politique, ce sont souvent celles des autres, mais enfin, ce sont des idées. Elles peuvent concerner le fond, la vision de la société, l’avenir de la France ou de la planète, elles peuvent décrire une organisation économique ou géopolitique, conceptualiser une colère ou organiser le progrès. Elles peuvent aussi traduire des choix tactiques, lesquels ne sont pas moins importants, même s’ils sont plus circonstanciels, et susciter des aspirations, voire des mouvements systémiques. En structurant l’action, elles mènent le monde. « Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote », disait le général de Gaulle, à raison. En 2017, nous avons rencontré une de ces idées. Elle est apparue, paraît-il, un peu avant le deuxième tour de l’élection présidentielle. Peut-être avait-elle germé bien avant, peut-être avait-elle été glissée à l’oreille par un conseiller ou un ami, peut-être est-elle née d’une intuition longuement mûrie, ou bien d’une subite provocation. Personne, sauf l’intéressé lui- même, ne saurait répondre avec précision à cette question, dont tout indique qu’elle n’intéresse plus désormais que les archéologues de la vie politique. Avant d’être qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle, il avait déjà eu l’autre idée, totalement inédite, d’y présenter sa candidature contre tous les codes et les précédents de la V République : trop jeune, n’ayant jamais été parlementaire, ni maire, jamais même élu dans un conseil régional ou départemental, jamais même candidat à aucune élection d’aucune sorte, inconnu des Français encore deux ans auparavant, ayant créé son propre mouvement politique sur l’intuition que la gauche et la droite sont usées et tellement fracturées que les modérés des deux camps se retrouvent plus proches les uns des autres que les membres d’un même parti entre eux, et que le moment est venu de les rassembler en réunissant, enfin, la gauche de la droite avec la droite de la gauche. S’il avait fait comme tous les autres avant lui, il aurait attendu son tour. Il se serait laissé berner par tous ceux qui lui expliquaient que ça ne se faisait pas. Bien sûr, cette audace lui a été reprochée, le plus souvent par ceux qui se reprochaient à eux-mêmes de ne pas l’avoir eue. La vérité, c’est qu’il n’y a pas de tour, et qu’en attendant le sien, on prépare celui des autres. Par un improbable mélange d’intuition, de talent, d’audace et de chance, les planètes s’alignèrent. Et il apparut probable, au soir du premier tour de l’élection présidentielle, qu’un homme d’à peine 40 ans, jamais élu nulle part, puisse devenir président de la République française. Il aurait été possible qu’au moment précis où cette audace allait le conduire à l’Élysée, le futur Président décidât de rentrer dans un moule de confort et de conformisme. Curieux, mais possible. Il n’en fut rien. À l’audace initiale succéda une idée au moins aussi curieuse : nommer Premier ministre e un homme encore moins connu, des Français comme de lui-même, siégeant dans l’opposition parlementaire qui l’avait combattu, certes maire d’une grande (et belle !) ville, mais sans expérience gouvernementale et qui n’avait pas jugé bon de faire campagne pour lui. Toute la grammaire de la V République réprouvait cette idée, la prudence la déconseillait, la logique même de la vie politique semblait la condamner. Qui sait s’il saura faire ? Qui sait si on peut avoir confiance ? On le connaît à peine, on ne va pas lui donner les clés du camion ! Il vient du camp d’en face, tout de même ! On lui demanderait de mettre en œuvre un projet qu’il n’a ni conçu ni soutenu ? On a quand même dans nos rangs des calibres qui pourraient faire, et qui étaient dans l’aventure depuis le premier jour ! Toutes ces objections, défendables, le futur Président les connaissait sans doute avant qu’elles ne soient formulées par ses proches. Et nul doute qu’elles le furent, un peu avant la nomination, longtemps après, et aujourd’hui encore. Étaient-elles fondées ? Il ne faut jamais penser que ce qu’on vit serait unique, ou constituerait l’étape ultime de quelque chose. Dans le déconcertant, le tragique ou le ridicule, la vie politique française démontre régulièrement sa capacité à pousser toujours un cran plus loin. Mais il faut reconnaître que cette idée était, avant le deuxième tour de l’élection présidentielle, pour le moins originale. Jamais un Président élu n’avait choisi comme Premier ministre, sans y être contraint par les institutions (les cohabitations), une personnalité n’appartenant pas à son camp. Peut-être un lecteur attentif et érudit pourra-t-il dénicher, en France ou ailleurs, un précédent comparable. Encore faudra-t-il trouver un pays où un Président élu et doté de pouvoirs importants doit nommer un Premier ministre lui-même doté de pouvoirs importants, ce qui est une singularité bien française. Mais lui savait qu’après avoir fracturé la gauche avant la présidentielle, il serait urgent de fracturer la droite ensuite, en particulier dans la perspective des élections législatives du mois suivant. Et que le meilleur moyen d’y parvenir serait de nommer à Matignon une personnalité qui en serait issue. Manifestement, il savait à qui il pensait. Nous, pas du tout. Lorsqu’il avait proposé au maire du Havre de venir discuter une heure, entre les deux tours de la présidentielle, nous nous étions bien dit qu’il avait quelque chose en tête, mais quoi ? Ce jour-là, le futur Président semblait calme. Peut-être un peu exalté, on le serait à moins, par la perspective du second tour à venir, tout à fait conscient de la difficulté de la mission qui l’attendait, et visiblement prêt à supporter la charge de l’impopularité qui s’y attachait : il voulait vraiment changer les choses, ce qui ne va jamais de soi dans notre beau pays. Il était souriant. Il ne négociait pas. Il voulait convaincre, et séduire, et jauger, peut-être même juger. Peut-être pas dans cet ordre. Mais tout cela à la fois. Dans le bureau régnait un sympathique désordre. Les livres s’empilaient en colonnes fragiles, les souvenirs des déplacements et des rencontres de la campagne présidentielle occupaient tout l’espace, et, dans un amoncellement joyeux, les maquettes de fusée, les écussons d’unité et les bibelots racontaient, aux autres, aux visiteurs, l’histoire d’un homme tel qu’il souhaitait qu’elle soit vue. Un bureau, même un bureau de campagne, par nature provisoire et de passage, dit toujours quelque chose sur son occupant. Sur son parcours et sur ses goûts. Sur la place qu’il accorde à la pompe ou au confort. Sur ce qu’il garde. Sur ce qu’il montre. Et lorsqu’un bureau est impersonnel au point de ne rien dire, il dit encore quelque chose. En l’espèce, l’ensemble était cohérent : du bureau et de son occupant émanaient une impression de jeunesse, de vitalité, de culture et d’intelligence, une volonté de rompre avec des pesanteurs que la technologie autant que l’époque rendaient caduques et contre-productives. De l’entretien qui se tint dans ce bureau, rien ne sera raconté, en tout cas pas de ce côté-ci de la table : un usage bien établi que nous a transmis Alain Juppé commande en effet de ne jamais faire état des discussions que l’on peut avoir avec le président de la République. On objectera peut-être qu’à ce moment il n’était pas encore élu, et que donc l’usage n’était pas exactement de mise. On fera valoir, faussement consterné, que cet usage, comme beaucoup d’autres, n’a plus cours, et qu’aujourd’hui tout le monde raconte tout, y compris ce que le Président peut dire, y compris et surtout ce qu’il n’a jamais dit ni même pensé. Et ainsi, dans les alcôves des restaurants, dans les arrière-cours des ministères, dans les open spaces des rédactions, on montre des messages, on relate des coups de fil, et bientôt de parfaits inconnus viennent vous décrire une réunion ou, pire, des rendez-vous, auxquels vous uploads/Litterature/impressions-et-lignes-claires-gilles-boyer-edouard-philippe.pdf

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