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Tous droits réservés © Département d'études françaises, Université de Toronto, 2013 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 19 mai 2021 10:53 Arborescences Revue d'études françaises La littérature et l’espace Antje Ziethen Lire le texte et son espace : outils, méthodes, études Numéro 3, juillet 2013 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1017363ar DOI : https://doi.org/10.7202/1017363ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Département d'études françaises, Université de Toronto ISSN 1925-5357 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Ziethen, A. (2013). La littérature et l’espace. Arborescences,(3). https://doi.org/10.7202/1017363ar Résumé de l'article Le présent article se veut un survol — à la fois diachronique et théorique — d’approches littéraires axées sur l’étude de l’espace pour faire ressortir leurs méthodes, objectifs, divergences et convergences. Partant des études de Mikhaïl Bakhtine et de Youri Lotman sur le chronotope et la sémiosphère, l’auteure présente ensuite les travaux d’Henri Mitterand, Jean Weisgerber et Roland Bourneuf sur l’espace romanesque avant de se concentrer sur les approches émergées depuis les années 1990. Parmi ces approches dites géocentrées, se trouvent notamment la géographie de la littérature, la géocritique, la narratologie spatiale, la géopoétique, la pensée-paysage et l’écocritique. Arborescences Antje Ziethen 3 LA LITTÉRATURE ET L’ESPACE Antje Ziethen Université McGill Prélude Tantôt morphique, tantôt métaphorique, le recours à la notion d’espace en littérature est pratique courante. Ce fait s’explique, entre autres, par la prédisposition du langage spatial à « pouvoir s’ériger en un métalangage capable de parler de toute autre chose que de l’espace » (Alonso Aldama 2009 citant Greimas 1976 : 130-131). En témoigne, par exemple, L’Espace littéraire de Maurice Blanchot qui emploie le terme au sens figuré. Pour cet érudit, l’espace littéraire — se déployant entre l’auteur, le lecteur et l’œuvre — constitue un univers clos et intime où « le monde “se dissout” » (Blan- chot 1955 : 46). Les méditations de Blanchot — à la fois critiques et philosophiques — sur la littéra- ture, l’œuvre comme origine, la solitude, l’artiste et l’inspiration partent du principe que « [l]’artiste […] ne se sent pas libre du monde, mais privé du monde, non pas maître de soi, mais absent de soi, et exposé à une exigence qui, le rejetant hors de la vie et de toute vie, l’ouvre à ce moment où il ne peut rien faire et où il n’est plus lui-même » (Blanchot 1955 : 54). La notion d’espace littéraire intro- duite par Blanchot est donc investie d’un sens très spécifique et diffère, nous allons le voir, de celle mobilisée par les approches dites géocentrées que nous exposons dans le présent article. Leurs dé- marches consistent plutôt à éclairer la fonction de l’espace — au sens géographique et géométrique — au sein du texte littéraire. Parmi ces approches, nous comptons la géopoétique (White 1994 ; Bouvet 2011), les romans-géographes (Brosseau 1996), la géocritique (Westphal 2007 ; Tally 2011), la géographie de la littérature (Moretti 2000 ; Piatti 2008), la pensée-paysage (Collot 2011), la narrato- logie de l’espace (Dennerlein 2009 ; Nünning 2009 ; Ryan 2009) et l’écocritique (Garrard 2004 ; Zapf 2006 ; Posthumus 2011 ; Suberchicot 2012). Elles se sont développées, pour la plupart, dans le sil- lage du spatial turn qui se manifeste dans les sciences sociales et humaines dès les années 1990. Le spatial turn s’appuie sur la prémisse que l’espace est impliqué dans toute construction du savoir (Cosgrove 1999 : 7) faisant en sorte que les chercheurs « have begun to interpret the spatiality of hu- man life in much the same way they have traditionally interpreted […] the historicality and sociality of human life » (Soja 2000 : 7 ; italiques dans l’original). Les nouvelles approches en littérature réfutent l’idée reçue que l’espace soit simple décor, arrière-plan ou encore mode de description. Dès lors, il Arborescences Antje Ziethen 4 ne se résume plus à une fonction de scène anodine sur laquelle se déploie le destin des personnages mais s’impose comme enjeu diégétique, substance génératrice, agent structurant et vecteur signifiant. Il est appréhendé comme moteur de l’intrigue, véhicule de mondes possibles et médium permettant aux auteurs d’articuler une critique sociale. Notre objectif est de présenter un survol à la fois dia- chronique et théorique — même si nécessairement non-exhaustif — de différentes théories axées sur l’espace en littérature pour faire ressortir leurs méthodes, objectifs, divergences et convergences. 1. Du chronotope à la sémiosphère La théorie littéraire a été longtemps dévouée à la dimension temporelle du récit. Toutefois, des dé- cennies avant le spatial turn, deux chercheurs, notamment Mikhaïl Bakhtine et Youri Lotman, ont démontré que les structures spatiales du monde fictionnel sont fondamentales à la production du sens. Leurs réflexions continuent à alimenter les recherches en littérature, raison pour laquelle nous souhaitons exposer ici leurs contributions à la thématique de l’espace. Pour Bakhtine et Lotman, l’organisation de l’espace fictionnel est spéculaire de la vision du monde qui s’y rattache. Le texte littéraire — plus qu’il ne récupère fidèlement le modèle spatial à partir duquel la réalité est construite — le transforme et le transpose poétiquement (Frank 2009 : 64). Cependant, les approches des deux théoriciens ne se recoupent pas pour autant. Les travaux de Lotman s’inscrivent d’abord dans une tradition narratologique et s’étendent ensuite à une sémiotique culturelle tandis que la pensée bakhti- nienne articule une « poétique historique » fondée sur le genre littéraire. Bakhtine constate, en effet, que la littérature révèle, à travers ses marques génériques, les constellations spatio-temporelles spéci- fiques à une époque historique. Le genre repose sur des chronotopes que Bakhtine définit comme « le[s] principa[ux] générateur[s] du sujet » et les « centres organisateurs des principaux événements » (Bakhtine 1978 : 391). En leur sein, le temps se matérialise dans l’espace (Bakhtine 1978 : 391). Le chronotope permet à l’auteur de faire sens de son époque et de transposer en narration le monde dont il est issu. Il est pour ainsi dire la condensation artistique-littéraire d’un espace-temps « réel ». Bakhtine identifie plusieurs types et degrés chronotopiques — d’où l’instabilité inhérente à la notion — qui peuvent « coexister, s’entrelacer, se succéder, se juxtaposer, s’opposer » (Bakhtine 1978 : 393). Les chronotopes primordiaux, voire transhistoriques, tels que la rencontre, le seuil et la route, traversent plusieurs genres romanesques même si leur fonction change avec le temps. D’autres chronotopes, secondaires, constituent l’élément fondateur d’un genre en particulier, comme par exemple le château en relation au roman gothique. S’y ajoutent également des noyaux spatio- Arborescences Antje Ziethen 5 temporels — la nature, l’idylle, le salon — qui se retrouvent chez certains auteurs ou dans les œuvres d’une tendance littéraire spécifique. Curieusement, la signification même du chronotope oscille, chez Bakhtine, entre « thème », « genre » et « univers humain » ainsi que l’a déjà signalé Mitterand (Mitte- rand 1990 : 93-95). La polysémie du terme s’accompagne d’un déséquilibre entre ses deux compo- santes (chronos et topos). Plusieurs chercheurs ont constaté que Bakhtine, malgré son intention pre- mière, privilégie le temps à l’espace (Brosseau 1996 : 99). Cette préférence se présente déjà dans le titre de son étude « Formes du temps et du chronotope » qui confère au temps une plus grande im- portance en le nommant séparément (Frank 2009 : 65). Aussi l’espace se trouve-t-il moins au centre de l’intérêt que les actes et les événements qui s’y rattachent. Youri Lotman, en revanche, propose un concept qui met en avant les relations spatiales — souvent au détriment du temps. Son travail s’est imposé dans le champ littéraire, surtout en narrato- logie, grâce à sa capacité de décrire non seulement les données spatiales d’un texte mais également sa dimension non-spatiale, voire métaphorique (Dennerlein 2009 : 28-29). Associant les structures nar- ratives à des modèles culturels, l’œuvre de Lotman s’érige, de fait, en véritable théorie de sémiotique culturelle. Dans La Structure du texte artistique (Lotman 1973), Lotman explique que l’attachement des êtres humains au règne du visuel, voire du spatial, est une donnée anthropologique, même anato- mique. Notre corporalité et notre conscience corporelle font en sorte que nous structurons l’espace selon des oppositions binaires : haut/bas, gauche/droite, devant/derrière. Ce « modèle spatial du monde devient dans [l]es textes un élément organisateur, autour duquel se construisent aussi ses ca- ractéristiques non spatiales » (Lotman 1973 : 313). Plus précisément, le schéma spatial axiologique et asymétrique se trouve à la base de modèles culturels, transposés dans le texte, où il reprend les pola- rités « “valable-non-valable”, “bon-mauvais”, les “siens-les étrangers”, “accessible-inaccessible”, “mortel-immortel”, etc. » (Lotman 1973 : 311). Lotman distingue la topographie, c’est-à-dire la représentation d’espaces « concrets » dans un texte littéraire et variable d’une œuvre à l’autre, de la topologie qui cristallise les structures uploads/Litterature/la-litterature-et-l-x27-espace-de-antje-ziethen.pdf

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