Le numérique rattrapé par le digital ? Dans un précédent article (« Le numériqu
Le numérique rattrapé par le digital ? Dans un précédent article (« Le numérique, adjectif substantivé », Le Débat, n°170, mai-août 2012), je m'étais intéressé au terme numérique et à son utilisation comme substantif – alors que c'est à l'origine un adjectif : on peut citer de multiples exemples, je mentionnais à l'époque le slogan « Passez au numérique » ou l'intitulé « Conseil national du numérique ». Je relevais aussi que l'usage du mot numérique, remplaçant les « nouvelles technologies de l'information et de la communication » (NTIC), était spécifique à la langue française : la quasi-totalité des autres langues, y compris latines, utilisent le mot digital (« the digital age », en anglais – l'adjectif y est d'ailleurs beaucoup plus rarement substantivé). Quatre ans plus tard, la sémantique a encore évolué. On relève le plein essor du substantif numérique et de ses dérivés, comme par exemple numérisation, qui en vient à être utilisé dans des raccourcis métonymiques. Mais se signale aussi l'arrivée en force du terme digital, en parallèle à numérique, et peut-être en remplacement de ce dernier – comme s'il fallait dans ce domaine à évolution rapide ne jamais s'installer dans une sémantique assise, et comme s'il fallait tendre à une uniformisation terminologique mondiale, corollaire de la mondialisation économique et linguistique anglo-saxonne. Rapide et mondialement uniformisatrice : l'évolution du signifiant vient, dans ce cas, se calquer sur l'évolution du signifié. * Examinons parallèlement – elles ne sont pas faciles à démêler tant ces termes sont maintenant utilisés l'un pour l'autre – l'installation du numérique (et ses dérivés) et l'irruption de l'adjectif digital (et ses dérivés, comme l'affreux digitalisation). Cette irruption est assez récente : on peut en trouver l'origine principalement dans les milieux économiques « en pointe », dont les dirigeants de start-ups ou les agences de communication. Ainsi existe-t-il depuis juillet 2012 une association « France digitale » dont la mission est de « faire émerger les champions numériques de demain1 ». Le « Digital Champion2 » français, Gilles Babinet, suggère en 2014 « un 1Site France Digitale (consulté le 14 octobre 2015). On relève déjà un premier mix dans l'utilisation des deux termes digital et numérique – nous y reviendrons dans l'article. 2« Digital Champion » (c'est ici l'expression anglo-saxonne) est une appellation créée par la Commission européenne, demandant à chaque pays de nommer un représentant – leur première réunion s'est tenue en juin 2012 (https://en.wikipedia.org/wiki/Digital_Champions) électrochoc digital pour les sociétés du CAC403 » ; un an auparavant, il s’interrogeait dans le même journal et sur le même sujet : « Le CAC 40 survivra-t-il au choc numérique à venir ? » ; de numérique, le choc à venir est devenu digital. On ne compte plus les occurrences des nouvelles locutions « transformation digitale 4 » ou « révolution digitale », en parallèle à « transformation numérique » ou « révolution numérique » qui néanmoins continuent à être employées. De la même manière que, sous l'impulsion du milieu des starts-ups, le numérique avait « ringardisé » (notre précédent article) les NTIC, vocable jugé trop franco- français et trop lié à un discours public technocratique, le terme digital remplace progressivement, tout d'abord dans les milieux économiques, le terme numérique. L'adoption du nouveau vocable vise à forcer la marche vers l'idée – c'est une forme d'exhortation : si la France et ses entreprises doivent absolument passer au digital, c'est parce qu'elles seraient trop lentes à évoluer. Elles croyaient s'être enfin adaptées au numérique, mais d'aucuns jugent cette adaptation non suffisante, et en viennent à utiliser le nouveau terme digital à la fois de manière injonctive et de façon à insister sur le caractère forcément nouveau de la situation. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de nier qu'il existe des évolutions réelles dans la mondialisation économique liée au numérique – notamment depuis quelques années, en fait depuis qu'est mieux connue et comprise la stratégie des grandes entreprises numériques (comme Google) ou des plus petites (comme Uber) et qu'a fait son apparition le monde des « big data5 » (ou données de masse). Mais l'on voit ici, du point de vue de la langue et de ses usages, comment le vocabulaire vient en soutien de l'objectif, sans que ceci soit clairement exprimé par les promoteurs du terme digital – non que ceux-ci « avancent masqués », mais par propension intrinsèque à produire du nouveau, y compris dans le vocabulaire. Cette irruption du terme digital illustre bien ce que Michèle Robitaille (université de Montréal) a appelé « un discours technoprophétique à vocation autoréalisatrice6 » : 3 Interview Les Échos, 5 septembre 2014 (http://videos.lesechos.fr/news/invite-des-echos/g-babinet-il-faut-un- electrochoc-digital-pour-les-societes-du-cac40-3767568304001.html) 4 Par exemple La Tribune, 22 juin 2015, « CAC 40 et transformation digitale : peut mieux faire » (http://www.latribune.fr/technos-medias/internet/cac-40-et-transformation-digitale-peut-mieux-faire-485855.html). Il suffit de taper ces expressions dans un moteur de recherche pour voir à quel point elles sont répandues. 5Ce terme anglo-saxon pose lui aussi problème – il est rarement traduit. On voit par exemple apparaître en français « la data » (ex. Les Échos, « La data, une nouvelle arme de séduction massive », 24 septembre 2013). Un ami un peu caustique prétend que « la data, ça ne vaut pas un cloud ». 6Michèle Robitaille, « Le transhumanisme comme idéologie technoprophétique », Futuribles, n°370, janvier 2011, p. 57- 70 . Comme le souligne l'auteure, ce qu'elle décrit « n'est pas exclusif aux transhumanistes [et] est fortement présent dans le discours technoscientifique en général » – c'est aussi le cas dans notre analyse. il s'agit, par un discours de type prédictif, mais aussi injonctif, de « solliciter constamment l’imaginaire » – le vocabulaire étant à cet effet un outil de choix. Le caractère autoréalisateur (la « futurisation du présent ») consiste à prendre pour prémisses une situation subjective ou peu étayée (comme : les entreprises françaises sont encore mal adaptées au numérique/digital ) incitant à « un comportement nouveau contribuant lui-même à ce que la fausse conception originale devienne“vraie” 7». * Dans cette course vers le futur, le terme digital est en tête mais le numérique n'est pas distancé, loin s'en faut. Ils sont employés de manière synonymique : un rapport public évoque dans la même phrase « la transition numérique de l’État » et propose de « coupler digitalisation et simplification administrative8 ». Le numérique s'est de fait complètement installé, avec ses divers avatars (au sens neutre de dérivés). On voit apparaître des superlatifs, comme : « un quartier très numérique et dynamique de Lyon », « une rentrée très numérique au collège Jean Rostand » de Valence9. C'est aussi l'utilisation métonymique du verbe numériser et de ses dérivés : « Que fait-on pour que la politique se numérise enfin 10 ? » ; « Les clients numérisés 11 » ; « La numérisation du monde est en marche, ou plutôt en course folle », indique Le Monde (5 décembre 2014) en parlant de la proportion d'internautes toujours croissante. Dans le même article, un encadré est titré « La percée attendue du digital » : toujours ce mélange peu différencié des deux termes, étant entendu que le numérique s'installe, tandis que le digital12 perce. Dans le même esprit, on numérise le monde, on numérise l’État (c'est-à-dire qu'on met en ligne ses procédures administratives), on numérise l’école, et la ministre souhaite développer « les compétences numériques des élèves 13 ». Le terme digitalisation lui-même, qui au départ pourrait n'être qu'un anglicisme pour numérisation – mise sur support numérique – subit le même type de métonymie : on ne parle pas de digitalisation de documents et de livres, mais on exalte le fait que « la 7Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, 1949 [1968], cité par M. Robitaille. 8Rapport B. Attali, « L'X dans une nouvelle dimension », juin 2015, p. 37. 9Les Échos (première occurrence), La Dépêche (seconde occurrence), tous deux septembre 2015. 10Article Rue 89, « Entre Colbert et McKinsey, le cœur de la France balance encore », 2 juin 2015 (en ligne). 11Bruno Mettling, Les Matins de France-Culture, 21 octobre 2015 (l'intervenant évoque là la relation d'une entreprise avec ses clients par le canal d'internet). 12Dans cette percée digitale (pour faire un raccourci métonymique plus osé encore), l'utilisation du terme comme substantif est rare (à la différence du numérique). Mais ceci est à suivre – la sémantique peut évoluer à nouveau. 13Najat Belkacem, tweet du 15 septembre 2015. digitalisation est une transformation totale de l'entreprise14 » – le concept devient englobant, sans qu'on sache très bien sur quoi il porte. Ne serait-ce pas dans le domaine du numérique/digital qu'il y aurait le plus de métonymies ? Car la métonymie est en elle-même une façon d'aller vite, au plus pressé, à la vitesse d'internet et de la mondialisation qu'il induit : ce n'est plus la « digitalisation » des lignes de production ou des processus comptables de l'entreprise qui est visée, c'est la « digitalisation de l'entreprise » elle-même (var. sa « digitalisation totale »). Elle ne vise pas seulement à la rapidité d'expression, mais à la globalité : en utilisant uploads/Management/ ledebat2016-le-numerique-rattrape.pdf
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- Publié le Jan 03, 2021
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- Langue French
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