L’inconscient post-colonial Entretien avec Sophie Mendelsohn et Livio Boni Par
L’inconscient post-colonial Entretien avec Sophie Mendelsohn et Livio Boni Par Sarah Al-Matary La psychanalyse risque-t-elle de perdre son identité en s’ouvrant au monde ? C’est au contraire hors de l’Occident qu’elle s’est renouvelée, contribuant même aux processus d’émancipation politique. Ce décentrement, utile à tous, replace la discipline au cœur des sciences humaines. Sophie Mendelsohn exerce la psychanalyse à Paris. Ses recherches portent sur les liens que la psychanalyse entretient avec les théories critiques du genre et de la race, avec la littérature et la philosophie. Elle a contribué à différentes revues, dont Les Annales médico-psychologiques, Critique, Desde el Jardin de Freud, L’Évolution psychiatrique, Essaim, Problemata, Psychanalyse. Elle a été à l’initiative de la création du Collectif de Pantin et en co-organise actuellement les activités. Livio Boni, né à Rome en 1973, philosophe de formation et docteur en psychopathologie et psychanalyse (Université de Paris VII). Membre du Collectif de Pantin, il dirige actuellement le programme « Géographies de la psychanalyse et décolonisation de soi » au Collège International de Philosophie. Parmi ses publications : L'Inde de la psychanalyse. Le sous-continent de l'inconscient (Paris, Campagne Première, 2011) ; La ville inconsciente (avec Guillaume Sibertin-Blanc, Paris, Hermann, 2018) et L'inconscio post-coloniale. Geopolitica della psicoanalisi (Milano, Mimesis, 2018). 2 La Vie des idées : Une tribune signée par 80 psychanalystes1 repose la question de la politisation de la psychanalyse, déjà formulée dans les années 1930 et 1970. Sous quelle forme spécifique cette question ressurgit-elle aujourd’hui ? Sophie Mendelsohn : La virtualité politique de la psychanalyse est précocement perçue par Freud, qu’il s’agisse pour lui de mettre en garde, avec des arguments psychanalytiques, contre la violence contenue dans les idéaux révolutionnaires de la Russie d’octobre 19172, ou de soutenir l’œuvre sociale accomplie par Karl Abraham à la polyclinique de Berlin pour mettre la cure psychanalytique à la portée de tous en la rendant gratuite. Mais Freud refuse de faire de la psychanalyse elle-même un programme politique – la psychanalyse n’est ni une « conception du monde » (Weltanschauung), ni une idéologie. Les prises de position de certains psychanalystes dans les médias à l’occasion des débats de société concernant le Pacs puis le mariage interpellent à cet égard : en se mettant ainsi en position de prescrire les bonnes conduites et en se faisant les garants auto-proclamés du législateur, des psychanalystes ont assigné la psychanalyse à une fonction qui n’est pas la sienne. La récente tribune signée par 80 psychanalystes tombe sous le coup de cette critique : elle témoigne en effet de la vision politique de ses signataires, qui considèrent qu’il y a un risque à prendre en compte le décentrement du sujet occidental que les études post-coloniales et décoloniales travaillent à produire. Il s’agit d’une opinion, qui peut bien sûr être soutenue, mais pas au nom de la psychanalyse, laquelle ne peut pas se prévaloir d’un agenda moral qui consisterait à mettre en garde, ou même à préserver le sujet de l’inconscient de supposés dangers menaçant son intégrité. Diagnostiquer le malaise dans la culture est une autre affaire que d’y contribuer en se servant des outils du diagnostic pour promouvoir l’idée que pourrait exister une bonne conformation de la vie psychique, que les psychanalystes auraient à défendre ou à valider. Livio Boni : C’est en effet essentiellement sous la pression du marxisme que la psychanalyse a été poussée à sortir de ses retranchements et à se positionner face à de grandes ruptures historiques comme la révolution bolchevique ou la montée des fascismes. Vous mentionnez l’entre-deux-guerres et la période qui suit mai 1968, autrement dit les deux grandes saisons de ce qu’on appelle le « freudo-marxisme ». On peut ironiser, aujourd’hui, sur les limites d’une telle rencontre. Certains acquis fondamentaux demeurent néanmoins, comme l’analyse du rapport entre autoritarisme familial et fascisme (Wilhelm Reich) ; ou le fait que la 1 Un collectif de 80 psychanalystes, « La pensée “décolonialeˮ renforce le narcissisme des petites différences », Le Monde, 26 septembre 2019, p. 31. Cette tribune a notamment suscité la réponse de plus de 150 psys et intellectuels : « Panique décoloniale chez les psychanalystes ! », Libération, 4 octobre 2019, p. 24. Libération a accueilli le 10 octobre suivant une tribune où Thamy Ayouch affirmait que la psychanalyse « est fondamentalement politique » (« La psychanalyse est le contraire de l’exclusion », p. 24). 2 S. Freud, « D’une vision du monde », in Nouvelles Conférences de psychanalyse, leçon XXXV (1933). Dans des pages qui ne sont pas sans rappeler l’analyse kantienne de l’enthousiasme révolutionnaire de 1792, et tout en pointant les nouvelles « illusions » colportées par le bolchevisme, sa projection de l’agressivité sur l’extérieur, son messianisme para-religieux, Freud définit néanmoins comme « grandiose » la tentative révolutionnaire, en ajoutant que « le bouleversement qui a lieu en Russie – malgré tous ses traits peu réjouissants – n’en apparaît pas moins comme le message d’un avenir meilleur ». 3 désacralisation de l’autorité ne se traduise pas automatiquement en émancipation mais plutôt en marchandisation (ce que Herbert Marcuse appelle, dans Éros et Civilisation, la « dé- sublimation répressive ») ; et jusqu’à la tentative par Deleuze et Guattari de prolonger Mai 68 dans L’Anti-Œdipe. En tout cas, il me semble qu’il n’y a vraiment rien de naturel et d’automatique dans cette incidence politique de la psychanalyse. Elle demeure liée à un certain rapport au marxisme, ou au post-marxisme, dont sont issues la plupart des études dites post- coloniales (Edward Said, l’école des subaltern studies en Inde, la pensée décoloniale sud- américaine, etc.). L’ensemble de ces apports – par ailleurs fort disparates et qu’il conviendrait de ne pas fondre dans un corpus unique, comme s’il s’agissait d’une vision du monde homogène – oblige en effet à penser des questions inédites, qui ne peuvent pas laisser immune la théorie analytique. Par exemple la question de l’intériorisation des modèles coloniaux dans les pays et les cultures colonisées ; ou celle, complémentaire, de l’effet en retour des logiques coloniales dans les anciens pays colonisateurs. Plus largement, il s’agit de penser la compénétration foncière entre le Sud et le Nord du monde, non seulement du point de vue matériel mais du point de vue fantasmatique. Une autre question, souvent mise en avant par les marxismes post- coloniaux, étant celle de la coexistence entre plusieurs temporalités historiques et subjectives au sein d’une même séquence historique. Ce dernier point oblige, dans la foulée de l’œuvre d’Antonio Gramsci, un des inspirateurs de la mouvance post-coloniale, à repenser la question du rôle des groupes sociaux et culturels « subalternes », dont la prise d’initiative, écrivait Gramsci déjà dans les années 1930, a toujours quelque chose de régressif et même de « pathologique » aux yeux des classes dominantes, car elle est irréductible au progressisme3. On aperçoit là, en pointillé, toute une constellation de questions qui agitent la pensée critique, dont on ne peut pas croire sérieusement qu’elle laisserait indifférente la psychanalyse et son devenir. La Vie des idées : Après avoir reproché à la psychanalyse française d’être repliée sur elle- même, on l’accuse, depuis qu’elle s’ouvre aux théories post-coloniales, de « s’américaniser ». Les attaques qui portent sur la psychanalyse sont-elles de la même nature que celles qui touchent les disciplines universitaires comme la philosophie, l’histoire, les études littéraires ? Sophie Mendelsohn : Les tentatives (forcément un peu désespérées) de faire exister la psychanalyse dans la société et dans la culture au moyen de tribunes ou de déclarations dans les médias – quand se trouvent remises au travail l’organisation sociale du couple, de la famille ou de la filiation – illustrent surtout la perte de crédit intellectuel qui affecte cette discipline depuis maintenant une trentaine d’années. En témoigne le peu de place qu’elle occupe désormais au grand banquet des sciences humaines, alors qu’elle avait su s’y faire inviter ou s’y imposer pour y faire valoir ses alliances possibles avec l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss, avec la linguistique de Roman Jakobson, avec la philosophie hégélienne via Alexandre Kojève ou, de manière plus conflictuelle, avec les post-structuralistes, Jacques Derrida ou Gilles Deleuze et Félix Guattari, et même avec l’histoire comme Michel de Certeau l’avait soutenue. Or, il reste 3 Cf. A. Gramsci, « Pour une historiographie des groupes sociaux subalternes », 25e cahier, in A. Gramsci, Cahiers de Prison 19-25, Paris, Gallimard, 1978, p. 305. 4 très peu de traces de ce rayonnement aujourd’hui. On peut imputer cet état de fait en partie aux guerres intestines qui ont suivi en France la mort de Jacques Lacan et qui ont affaibli le milieu en l’atomisant et en concentrant ses acteurs sur des enjeux d’héritage intellectuel et institutionnel. Ces enjeux ont décidé à la fois du partage du territoire et des modalités, plutôt défensives, de son occupation. La place prise dans les écoles et associations de psychanalyse par les débats autour des procédures internes de validation du parcours analytique de celles et ceux qui veulent devenir analystes est à cet égard symptomatique d’un recentrement sur des enjeux de fonctionnement interne, qui n’intéressent que les praticiens. Il n’est donc pas uploads/Management/ linconscient-post-colonial-pdf.pdf
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- Publié le Jan 05, 2023
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