LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-3098 N. 1 / 2015 – CR

LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-3098 N. 1 / 2015 – CRISE DES BIOPOLITIQUES EUROPÉENNES Vers une datapolitique ? par JEAN-AMOS LECAT-DESCHAMPS Abstract This paper explores in details the way surveillance cameras work and more specifically their intelligent development, in order to identify new methods of control which put into perspective Foucault’s notion of biopolitics. Through these surveillance devices it is no longer the image itself that is analysed. The image is now described as a translation interface between the world and digital data. This translation of the world into coordinates changes surveillance applications and modifies the representation of filmed humans, therefore questioning the validity of biopolitics in today’s world. In this paper I argue that this theoretical framework needs to be revised in the light of technologic innovations and the digitalization of individuals, and I refer to “datapolitics” as a new form of governmentality. Non pas lutter contre l’état schizoïde dominant, contre notre état schizoïde, mais partir de là, en faire usage comme pure faculté de subjectivation et de désubjectivation, comme aptitude à l’expérimentation. (…) Se détacher de son détachement par une pratique consciente, stratégique du dé- doublement de soi. EN RUPTURE D’ABORD INTÉRIEURE AVEC LE MONDE. Tiqqun Dans cet article nous nous attellerons à montrer comment les nouvelles techniques de surveillance contemporaines, aussi appelées surveillance intelligente, modifient radicalement, une gestion biopolitique des populations, au sens foucaldien, sans pour autant la dissoudre. Nous montrerons à cet égard la manière dont s'établit un certain dépassement du bios à travers des dispositifs de surveillance. Pour appuyer notre propos, nous évoquerons, dans un premier temps, les similitudes 141 LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-3098 N. 1 / 2015 – CRISE DES BIOPOLITIQUES EUROPÉENNES entre le Panopticon1 et les caméras de surveillance analogiques. Nous nous intéresserons ensuite aux améliorations techniques des caméras de surveillance et aux modalités de fonctionnement de la surveillance intelligente afin de comprendre les mécanismes de captation de ce qui est surveillé. Nous montrerons, dans un second temps, comment la surveillance des corps et la gestion statistique de la population est dépassée par par une prise-en-compte des dividus2, renouvelant ainsi le cadre de pensée classique autour des études sur la sécurité et remettant en cause la prépondérance du cadre d’analyse biopolitique. Nous proposerons une notion actualisée de la gouvernementalité biopolitique3 qui est exposée directement aux modifications technologiques des dispositifs de sécurité. Enfin, des lignes de fuites seront proposées. Analogie avec le Panopticon La caméra « fixe » permet de visionner un champ précis indiquant à l'individu filmé s'il est dans le champ de vision et donc s’il est enregistré. La caméra « dôme », quant à elle, permet un angle de vidéocaptation de 360 degrés. Si le passage de la caméra « fixe », à la caméra « dôme » modifie le seuil d'acceptabilité, de la caméra de vidéosurveillance (Ory, 2012, p 61) par un certain renforcement de l’incertitude panoptique, nous considérons ces deux premiers types de caméras comme des prolongements techniques de la figure architecturale du Panopticon de Jérémy Bentham. Cette complexification et ce doublement du dispositif panoptique n'autorisent ni à évoquer une réelle rupture, ni un changement radical dans le mode de surveillance et donc de gouvernement. Ce devenir technologique du panoptisme permet, dans une certaine mesure, d’enlever murs et barrières reproduisant hors les murs le schème « voir sans être vu » propre au panoptisme4. Le procédé et une partie des objectifs demeurent identiques. D'une part, le dispositif panoptique, tout comme le dispositif de caméra, met fin à la co-veillance entre le surveillant et le surveillé et, d'autre part, l'ordre et le bon fonctionnement des institutions (ici des « espaces publics ») résultent de la conscience permanente d'être vu. Par la vision, pour le Panopticon, à travers le transfert d’images pour la caméra de 1 Le Panopticon désigne une figure architecturale, initialement carcérale, inventée par Jérémy Bentham et son frère à la fin du XVIIIe siècle pour répondre à un idéal de regard omniscient en permettant à un surveillant de voir chaque détenu sans que celui-ci ne sachent s'il est regardé ou non. Diffusée ensuite par Michel Foucault dans Surveiller Punir, Naissance de la prison (1975) cette figure architecturale représente la perfection disciplinaire. 2 Nous reviendrons sur ce terme dans la suite de l’article 3 Toutefois nous considérons que l'approche foucaldienne, même si elle doit être actualisée, est encore pertinente pour alimenter la réflexion autour des nouvelles techniques de surveillance. 4 Michalis Lianos (2001) relève que la première comparaison entre les caméras de vidéosurveillance et le dispositif panoptique est rédigée par Thomas Mathiessen et Stan Cohen. Cf. Mathiesen, T. (1983). The Future of Control Systems : The Case of Norway. In D. Garland, P. Young (dir.). The Power to Punish : Contemporary Penality and Social Analysis. London : Heinemann. 142 LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-3098 N. 1 / 2015 – CRISE DES BIOPOLITIQUES EUROPÉENNES vidéosurveillance, le rôle du surveillant consiste toujours à contrôler et à scruter les individus dans son champ. En ce sens, même si les effets diffèrent, parce que la machine s’intercale entre l’homme et l’objet (ici l’individu surveillé), il s’agit toujours, pour surveiller, d’opérer un regard à sens unique sur le surveillé. Malgré les critiques adressées au modèle panoptique, il s’agit bien du prolongement d'un même mode de surveillance. Les études proches du courant des surveillance studies considèrent que la caméra de vidéosurveillance représente une rationalisation technique du panoptisme de Bentham, postulat avec lequel nous sommes partiellement en accord. David Lyon (2001) reconnaît deux limites principales à cette notion de panoptique : d'une part, il n'y a pas un seul lieu d'observation au sein de la société mais une pluralité et d'autre part, peu de personnes se sentent oppressées par cette surveillance. Ces limites complexifient le modèle panoptique puisqu'elles nous incitent à penser la surveillance comme des « assemblages de surveillance » mais ne le rendent pas caduque. Par ailleurs, Pete Fussey (2004) marque la limite d'un panoptisme visant l’entièreté du corps social comme c'est le cas dans le système carcéral, pour un panoptisme ne ciblant que certaines catégories de population. Enfin, Michalis Lianos (2001, p 31), considère que le « prototype panoptique d'une surveillance unique et centralisée est aujourd'hui obsolète et inefficace » et engage sa réflexion de manière inversée en postulant que le contrôle est dorénavant non plus panoptique mais périoptique. Il juge, qu'il est plus pertinent d'analyser un contrôle institutionnel global par le biais d'un « périopte5, c'est- à-dire d'un point de focalisation multiple » (Lianos, 2001, p33) plutôt que par un panoptique. Si cela ne remet pas en cause, dans une analyse microscopique, la forme panoptique du dispositif caméra – au moins dans sa version analogique – nous le suivons à propos de la surveillance numérique. De l’analogique au numérique Il semble admis que l’étude détaillée de la caméra se doit d’éviter le piège d’une analyse isolée et indépendante de l'objet mais est tenu de la considérer aussi dans les liaisons qu'elle établit. L’objet est relié. L'image saisie par la caméra est transmise à des écrans de contrôle. La transmission s'effectue sur deux modes : le mode analogique et le mode numérique. Désormais, la transmission numérique a supplanté la transmission analogique. En effet, la meilleure compression des données, l'optimisation des formats images, audio et vidéo ainsi que les capacités d'enregistrement, de transmission et de stockage optimisées pour un moindre coût ont généralisé le mode numérique. 5 Le passage du contrôle panoptique au périoptique est défini par Michalis Lianos (2001, p 32) comme l'abandon d'un centre inculquant la conformité des sujets à l'attirance d'un centre faisant converger des regards atomisés et légitimant de fait une normativité. 143 LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-3098 N. 1 / 2015 – CRISE DES BIOPOLITIQUES EUROPÉENNES Étymologiquement, le terme analogique provient du grec analogos signifiant « qui est en rapport avec, proportionnel ». Le système analogique convertit les informations, ici l'image, en une autre valeur proportionnelle à l'intensité de la source. Le numérique, quant à lui, convertit les informations dans une liste de valeurs bornées, prédéfinies, échantillonnées et donc limitées. Si le mode numérique a des limites de résolution dans la transmission d'une information, il facilite la mémorisation de l'information et permet de lui appliquer des traitements mathématiques ou des équations logiques. Le système analogique pour sa part, est direct et donc représentatif de sa source mais le traitement des informations est difficile, lourd et coûteux. Le dispositif optique de la caméra demeure analogique mais l'image captée est ensuite immédiatement numérisée. Désormais, la majorité des caméras traduit les données en numérique, le développement de connexions aux réseaux IP (Internet Protocol) tend encore à augmenter ce phénomène6. La caméra associe la vision optique à la nouveauté de la gestion numérique des informations. Elle est inscrite dans un maillage de plus en plus fin d’enregistrement de données individuelles. La qualité de l’enregistrement s’améliore, le suivi d’objets ou la reconnaissance de visages, l'identification « d’événements rares », uploads/Management/ vers-une-datapolitique-jean-amos-lecat-deschamps.pdf

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  • Publié le Nov 25, 2022
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