Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1 _______________________________

Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1 __________________________________________________________________________________________________________________________ Leçon 1 L’intentionnalité pulsionnelle :  On pense l’homme à partir de sa condition plutôt que de sa nature, i.e. comme matrice de capacités engagées.1 C’est ce que fait Nietzsche quand il écrit que la nature a déposé en l’homme la tâche d’« élever un animal capable de promettre (ein Tier heranzüchten, das versprechen darf) » (Zur Genealogie der Moral, II, 1887).  Penser l’homme ainsi, c’est le reconnaître comme agir (, actio2).  Penser l’homme ainsi c’est le reconnaître comme ouverture. Nietzsche encore : « L’homme est l’animal pas encore fixé (Der Mensch das noch nicht festgestellte Tier ist) » (Jenseits von Gut und Böse, III § 62, 1886). Les pulsions nomment ainsi les dynamismes apéritifs qui constituent le pouvoir humain. Elles sont notre étoffe même, non des entités qui, en nous, côtoieraient d’autres opérateurs motivationnels. 1 « Les puissances véritables ne sont jamais de simples possibilités. Il y a toujours de la tendance et de l’action » (Leibniz, 1646-1716 : Nouveaux essais sur l’entendement humain, chapitre I, 1703). Pourquoi ? Entre autres raisons parce que « Les capacités sont des besoins. […] Les capacités réclament qu’on les utilise (Capacities are needs. […] Capacities clamor to be used) » (Abraham Maslow : Towards a psychology of being, chapitre V, 1968). Nota Bene : les anciens Grecs connaissent ce que nous appelons « pulsion » sous le nom d’«  ». Par « hormè », ils entendent une force qui impulse, donne de l’élan, stimule, prend, urge. 2 « Humaine condition » résume donc une force structurante (endogène), un agir immanent qui, contrairement à la  (poïésis, operatio), laquelle s’épuise transitivement dans son produit, ne possède nulle autre fin que le perfectionnement de l’agent (Aristote, 384-322 av. J.-C. : Éthique à Nicomaque, Livre I). L’agir est ce qui fait arriver quelque chose dans le monde. 1 Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1 __________________________________________________________________________________________________________________________ Léopold Szondi (1893-1986), avec les photos de son Experimentelle Triebdiagnostik https://www.goodreads.com/book/show/28946806-lehrbuch-der-experimentellen-triebdiagnostik- leopold-szondi À gauche, Jean Gagnepain (1923-2006) : http://www.tetralogiques.fr/lirl/pages/niveau2/gagnepain.html À droite, Jacques Schotte (1928-2007) : http://www.spirali.it/autore/25378/jacques-schotte/ 2 Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1 __________________________________________________________________________________________________________________________ L’intentionnalité pulsionnelle § 1. LA PULSION : § 1.1. Penser la condition humaine : « Homo hominis lupus » – beugle Hobbes : « L’homme, un loup pour l’homme »3. Rien n’est moins sûr. Rien n’est moins sûr ne serait-ce que parce qu’il n’existe selon toute vraisemblance aucune nature humaine, si par là on entend un ensemble de manifestations définissant universellement notre espèce, donc une vue qu’on pourrait prendre sur l’homme4. L’anthropologie clinique5 étudie en revanche l’humana conditio. Comme son nom l’indique, la condition humaine (Sénèque) désigne l’ensemble des facteurs qui conditionnent les phénomènes ou les expériences pour en faire des phénomènes ou des expériences proprement humains. Il s’agit de facteurs structurants, de tendances naturantes qui limitent a priori la situation de l’homme dans l’univers. Penser la condition humaine requiert de réfléchir moins en termes de contenus d’expérience qu’en termes de processus ou d’être-au-monde. Or pour ce faire, le concept de « pulsion » reste un des meilleurs candidats, et cela pour au moins deux raisons : 1°, il décrit la vie6 en-deçà de l’opposition corps-esprit (il s’agit en quelque sorte d’un concept- souche extrêmement riche en valences intégratives), 2°, à l’instar d’un processeur, il conjugue structure et dynamisme. Les pulsions organisent, certes, mais elles motivent, aussi. Elles (é)meuvent. C’est pourquoi Léopold Szondi les nomme « vecteurs », autrement dit « forces orientées ». On peut les définir comme :  Les spontanéités dans la résistance auxquelles se donne l’expérience du réel.  Les modes principaux de donation ou de venue des choses (au sens où l’on parle d’un arbre « de belle venue », ou de blé qui « vient bien »). Indéterminée quant à son objet, la pulsion définit en ce sens notre ouverture-au-monde (Weltoffenheit). Sartre parle d’« existence », littéralement du fait de s’établir, de se placer, de trouver sa tenue (-sistere) » « au-dehors (ex-) ».  Les processeurs irréductibles de la motivation, i.e. de l’investissement, de l’occupation (Besetzung, Freud) du monde. On peut aussi parler des moments de 3 De cive, 1642. 4 « En fait, le concept de nature humaine est à l’œuvre toutes les fois que se trouve transgressé le précepte de Marx interdisant d’éterniser dans une nature le produit d’une histoire » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron : Le métier de sociologue, éd. Mouton et Bordas 1968, p. 42). 5 L’« anthropologie clinique » désigne une connaissance scientifique de l’homme vérifiable par la pathologie. Ses deux coryphées sont Jacques Schotte (1928-2007), dont je fus élève, et Jean Gagnepain (1923-2006). Schotte développe son anthropologie sur le versant biologique du pulsionnel ; Gagnepain, son ami, de manière complémentaire sur celui noétique des structures culturelles. 6 Vivre – explique Renaud Barbaras – c’est appartenir à un monde tout en faisant apparaître ce monde (Introduction à une phénoménologie de la vie, éd Vrin 2008). 3  Citation : « Human beings are self- interpreting animals » (Charles Taylor : Human agency and language, in Philosophical papers 1, 1985). Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1 __________________________________________________________________________________________________________________________ toute prise d’intérêt (en laissant volontairement de côté la question de savoir ce qui prend quoi).  La pulsion a pour synonyme le « mouvement » – trait descriptif fondamental du vivant – tel que le décrit Renaud Barabaras : - « L’existence (…) comme étant essentiellement mouvement, concilie l’intra- mondanéité du sujet avec sa fonction phénoménalisante : le mouvement appartient pleinement au monde comme cela qui, se portant vers son immensité inapparente, commande des apparitions en son sein » (Barbaras : Introduction à une phénoménologie de la vie, éd. Vrin 2008, Le partage du mouvement, p. 118). - Le mouvement est moins différence entre choses que différence comme être. Son corrélat transcendant est la chose comme appel. Le vivant ne constitue pas l’apparaissant mais le co-détermine. Il ne le surplombe pas, ne le totalise pas comme index adéquat d’un cours d’apparitions, mais répond à son inépuisable excédence en l’investissant. - Le mouvement comme a priori universel de corrélation a pour modalité originaire du sens la direction. Non pas le déplacement, du coup, mais la réalisation (tendre vers). - La pulsion ou le mouvement c’est ce qui nous inscrit dans le monde plus profondément que ne s’y inscrivent les choses, cela si l’on veut bien penser le monde comme physis, , i.e. comme génération (Scheler parle de Weltprozeß, de Weltwerdung). De sorte que c’est en vertu de notre différence d’avec les choses (dans la mesure où nous les faisons apparaître) que nous sommes du monde plus radicalement qu’elles. Le « monde », cela dit, ne doit être entendu ici ni comme somme d’étants (omnitudo realitis), ni comme grand contenant, ni comme ce à quoi on croit. Le monde est : forme-fond à structure d’horizon, élément commun à tous les étants apparaissants, qui n’est rien d’autre qu’eux. arrière-fond, inactualité, englobant ultime totalisant et intotalisable. Le monde, compris comme ce que la vie fait apparaître tout en lui appartenant, reste irreprésentable7. ce en quoi (au double sens de au sein de quoi et de par quoi) les étants diffèrent. ce grâce à quoi on croit (Patočka). 7 Husserl rate l’essence de l’apparaissant transcendant en rabattant celui-ci sur une conscience qui le constitue en pôle objectif pleinement déterminable. Parallèlement, il échoue à expliquer l’appartenance au monde de celui à qui l’apparaissant apparaît. Or pour que la conscience puisse recueillir le monde en apparitions singulières, il faut qu’elle en soit, i.e. qu’elle s’y trouve toujours déjà engagée, intéressée, concernée. C’est en effet cet engagement, réponse à l’appel d’air du Monde comme horizon à remplir, qui co-détermine l’étant en rassemblant des déterminations explorées progressivement. Pour préciser un tantinet la chose, « le mouvement de la vie ne s’accomplit qu’à travers des mouvements concrets au sein du monde : par ces mouvements, le monde se cristallise dans des étants singuliers qui dessinent le monde de ce vivant. C’est donc en spécifiant et limitant la totalité du monde dans les étants finis qu’elle y fait paraître que la vie se constitue comme la vie d’un vivant singulier. L’individuation de la vie sous la forme d’un vivant concret est corrélative de la limitation du monde sous la forme d’étants apparaissants » (ibidem). 4 Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1 __________________________________________________________________________________________________________________________  Fichte entend par « pulsion » « un effort se produisant lui-même, tenu ferme, déterminé, qui est quelque chose de certain (ein sich selbst produzierendes Streben das festgesetzt, bestimmt, etwas Gewisses ist) » (Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, 3e partie § 7, 1795).8 Johann Gottlieb Fichte, 1762-1814, un des ténors de l’idéalisme allemand : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Johann_Gottlieb_Fichte_portrait.jpg Depuis Fichte, la pulsion a fait fortune si l’on peut dire jusque sous la livrée de l’« intentionnalité », i.e. du mode de présence des choses. Husserl, le père de la phénoménologie (1859-1938), a reconnu dès ses premiers travaux de 1894, qui introduisent explicitement la notion d’« intention » (ou de renvoi vécu à…), le rapport constitutif existant entre intentionnalité et uploads/Philosophie/ 1-l-x27-intentionnalite-pulsionnelle.pdf

  • 26
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager