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Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans la fabrique des valeurs Olivier Roueff, CRESSPA-CSU (CNRS) In Philippe Coulangeon, Julien Duval (eds), Trente ans après La Distinction, Paris, La Découverte, 2013, p. 153-164 La notion d’homologie structurale est apparue tôt dans l’appareil conceptuel élaboré par Pierre Bourdieu. Elle joue en effet un rôle-clé de la théorie générale des champs dont les premières articulations sont posées au sein des articles consacrés à la religion parus en 1971 (Bourdieu, 1971a, b, c). Le concept d’habitus apparaît via un emprunt à Marcel Mauss dès « Célibat et condition paysanne » (1962) puis est développé dans la postface à Erwin Panofsky (1967) pour venir se substituer au terme ethos dans la préface remaniée en 1970 d’Un art moyen (Sapiro, 2004). Mais c’est seulement dans les articles de 1971 que Pierre Bourdieu oppose au sociologue marxiste de la littérature Lucien Goldmann (1955) et à la linguistique structurale de Roland Barthes (1966) un usage différent de la notion d’homologie structurale : il vise à articuler l’habitus et la position sociale avec la position dans les rapports de force et de sens qui structurent une région du monde social, soit un champ. Ce concept d’homologie structurale, qui a été beaucoup réutilisé depuis mais jamais réellement défini par Pierre Bourdieu, a été paradoxalement peu discuté et affiné alors qu’il apparaît aussi central que ceux de champ ou d’habitus1. C’est à ce travail que je voudrais convier, en restituant d’abord le triple rôle théorique que joue le concept dans la théorie des champs, puis en l’interrogeant à partir du traitement réservé par le modèle aux intermédiaires2. Une approche relationnelle et probabiliste : l’homologie entre les positions et les prises de position dans un champ Le concept de champ concentre deux principes épistémologiques. D’une part, une conception relationnelle du monde social conduit à définir le champ comme le système des relations objectives – et non des interactions – entre les agents. Plus précisément, les agents sont appréhendés à travers leurs propriétés objectives ou « agissantes », les capitaux qui permettent d’agir efficacement dans chaque champ. Les propriétés d’un agent n’ont ainsi de sens que relativement aux propriétés de tous les autres agents de l’espace considéré : les positions sociales sont rapportées à la distribution de ces propriétés dans le champ considéré, et non à leur substance ou à leur volume in abstracto. D’autre part, le concept de champ repose sur une définition probabiliste de la causalité. Il s’agit d’expliquer les pratiques appréhendées comme des prises de position dans le prolongement du principe relationnel : une pratique n’a jamais de sens que vis-à-vis de l’ensemble des pratiques du même univers d’activité, en tant qu’elle prend position par rapport à d’autres pratiques perçues consciemment ou non comme plus ou moins proches ou éloignées, alliées ou concurrentes. Un champ est donc constitué, d’un côté, par un espace des positions défini par la distribution 1 Heilbron (2011) propose une généalogie précise de la théorie des champs en montrant son ancrage dans le travail empirique ; ici comme ailleurs, le concept d’homologie n’est abordé qu’à la marge. 2 Cette réflexion, initiée dans ma thèse (Roueff, 2010 ; à paraître), a depuis bénéficié de l’enquête menée avec Wenceslas Lizé et Delphine Naudier sur les intermédiaires du travail artistique (Lizé, Naudier, Roueff, 2010), ainsi que des échanges au sein de l’équipe IMPACT coordonnée avec Laurent Jeanpierre (http://impact.misha.fr/accueil.htm) et de l’atelier CoFSS coordonné avec Isabelle Drouet, Stéphanie Dupouy, Mathieu Hauchecorne et Etienne Ollion (http://cofss.hypotheses.org/). des propriétés agissantes dans ce champ (les capitaux) et, de l’autre côté, par un espace des prises de position défini par la distribution des pratiques réalisées dans ce champ. Ce qui est en relation de causalité, c’est moins une position avec une prise de position qu’un espace positionnel avec un espace des prises de position, dont les histoires sont relativement indépendantes mais dont les structures sont homologues. En effet, à ces éléments objectifs il faut ajouter l’élément subjectif que constitue l’espace des possibles (schéma 1) : le produit du point de vue subjectif que chaque agent porte, depuis sa position objective traduite en dispositions incorporées, sur l’espace objectif des prises de position réalisées. Ces médiations empilées impliquent ainsi que l’espace des possibles est situé, au sein de l’espace des prises de position, dans une région homologue à celle où est située la position dans l’espace positionnel. Une théorie de l’espace social : taux de conversion et homologies structurales entre les champs Comme l’atteste La Distinction, la théorie des champs n’est pas qu’une théorie des différents espaces d’activité mais une théorie générale de l’espace social. Elle traite en particulier le problème posé par la circulation entre les champs : circulation d’un agent de l’un à l’autre (déplacement ou multipositionnalité), transaction entre agents situés dans des champs différents (échange de bien ou de service, alliance politique…). Ce sont à nouveau des homologies structurales qui règlent ces circulations, cette fois entre les différents champs, et entre chacun de ces champs et le champ du pouvoir. Le schéma causal est ici analogue à celui qui relie positions et prises de position par le filtre subjectif de l’espace des possibles, mais une autre médiation vient s’y ajouter. Chaque champ étant associé à une espèce particulière de capital, le passage d’un champ à l’autre impose un travail de conversion de capital qui suppose l’existence de taux de conversion. Ces taux de conversion ne sont pas donnés une fois pour toutes : ils font l’objet de luttes essentiellement arbitrées parmi les agents qui ont plus que les autres le pouvoir d’agir, au sein de chaque champ, sur la valeur de son capital spécifique et sur la structure de la concurrence pour l’obtenir. Ce pouvoir, appelé capital symbolique et trop souvent mésinterprété comme prestige ou charisme, est en réalité une sorte de doublon subjectif de chaque espèce de capital objectif, ce par quoi son rendement social est accepté comme légitime (Bourdieu, 1994, p. 117). La lutte pour le contrôle des taux de conversion entre capitaux est ainsi essentiellement la lutte entre les élites de chaque champ, et elle est donc aussi une lutte pour établir la hiérarchie entre les capitaux de chaque champ, soit une lutte pour un méta-capital (symbolique). Cette lutte s’inscrit dans le champ du pouvoir, « méta-champ » dont le capital spécifique est par conséquent ce méta-capital symbolique. La relation entre le champ du pouvoir et les champs spécifiques est donc d’une nature un peu différente de la relation entre les champs spécifiques : elle est déterminée là aussi par leur relation d’homologie structurale et par la médiation des points de vue (espace des possibles) portés par les agents sur l’espace des prises de position, mais il est difficile de parler de conversion de capital – les capitaux spécifiques n’ont pas à être convertis en méta-capital symbolique puisque le capital symbolique n’est que la dimension de légitimité de chaque capital spécifique. Dans ce modèle, l’espace social est en quelque sorte le champ de tous les champs – mais non le « méta-champ » car il se confond avec eux : il est strictement coextensif à la structure hiérarchisée des rapports objectifs entre les champs tels qu’arbitrés essentiellement par le champ du pouvoir. La position d’un agent dans l’espace social est par conséquent définie par le capital générique que constituent le volume, la composition et l’ancienneté de tous les capitaux spécifiques qu’il possède (par exemple Bourdieu, 1984b, p. 3)3. Sa valeur est 3 La focalisation de La Distinction (et surtout de ses lectures) sur les capitaux économiques et culturels résulte ainsi uniquement de la domination, historiquement située, des champs économique et culturel sur les autres. établie, via les taux de conversion fixés par le champ du pouvoir, par sa relation objective avec toutes les autres espèces de capitaux. En bref, l’espace social est l’espace des taux de conversion entre les différentes espèces de capital sur fond d’homologies structurales entre les champs. Une théorie de la valeur : l’homologie entre les champs de production (offre) et l’espace social (demande) Comme le rappelle la métaphore économique, la théorie des champs engage une théorie de la valeur qui a précisément pour particularité de ne pas être économiciste. La Distinction, comme plus tard Les règles de l’art, traite en effet de la question de l’ajustement entre l’offre et la demande de biens. Deux conceptions antagonistes de la valeur y sont conciliées grâce, à nouveau, au concept d’homologie structurale. D’une part, dans le droit fil wébérien et par opposition aux théories marxistes qui font découler la valeur des biens de la valeur sociale de leurs consommateurs4, la valeur résulte d’un processus d’évaluation qui se joue au sein de chaque champ parmi les producteurs spécialisés de ce bien, en fonction de normes spécifiques et au terme de luttes de concurrence. D’autre part, Pierre Bourdieu fait aussi dépendre la valeur des biens de l’ajustement entre l’offre et la demande, à l’instar des économistes néoclassiques même si offre et demande sont conçues différemment. C’est le principe-même du modèle de la légitimité uploads/Philosophie/ 2013-les-homologies-structurales-une-magie-sociale-sans-magiciens-la-place-des-intermediaires-dans-la-fabrique-des-valeurs.pdf

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