LE JEU ET LA THÉORIE DU DUENDE Révision du 13/10/2016 De Federico Garcia lorca
LE JEU ET LA THÉORIE DU DUENDE Révision du 13/10/2016 De Federico Garcia lorca (CONFERENCE DONNEE A BUENOS AIRES EN 1933) Traduction et adaptation de Tristan Ranx Introduction sur Federico Garcia Lorca et le théâtre du duende. Poète et dramaturge espagnol, également peintre, pianiste et compositeur, Federico García Lorca est né le 5 juin 1898 près de Grenade. À Madrid, il fréquente la bohème et toute l'élite artistique et intellectuelle de l'Espagne dans les années 1920-1930. Il fut ainsi l'ami de Manuel de Falla, Luis Buñuel, Salvador Dalí, Rafael Alberti, José Bergamín, Guillermo de Torre et Sanchez Mazas. Doté d'une culture immense qu'il aiguise au contact du peuple andalou dans les tavernes de Cadix ou de Jerez de la Frontera, il développera une dramaturgie et une poésie qui réinvente la tradition hispanique par la subversion de sa propre créativité, et par cette étrange pulsion de mort espagnole qu'il LE JEU ET LA THÉORIE DU DUENDE Page 1 théorisa dans le « jeu du duende » en 1933. Ce texte fondamental et radical, qui revient à la racine de l'art, est une réflexion vertigineuse et sans concessions morales, qui vient creuser une crypte sécrète sous les voûtes inachevées de la théorie de l'art proposée par Oscar Wilde dans la préface de son fameux Dorian Gray. Federico Garcia Lorca a écrit ici un texte fondateur d'une autre vision de l'art, à la fois populaire et aristocratique, envoûtante et dangereuse, bien loin des définitions actuelles sur un art contemporain politiquement correct jusque dans sa subversion contrôlée et sa valeur mercantile croissante, qui en pose la limite. Dans le théâtre et le jeu du duende, la limite n'est pas le « toujours plus », la limite est la mort. Le joueur du duende ne joue jamais pour gagner, il joue pour combattre. Le combat contre le duende ne peut d'ailleurs jamais être gagné, seulement repoussé. Tout art doit donc être jugé à l'aune de ce combat et des sensations qu'il provoque sur les cinq sens. Très peu d'oeuvres d'art anciennes et modernes pourraient prétendre combattre selon les règles d'engagement de l'art total, telles qu'elles furent organiquement conçues dans les tavernes gitanes de Cadix. Une luxueuse salle des ventes pour milliardaires, est toujours une épicerie, mais une taverne andalouse enfumée où on entend le cri de la tête coupée du flamenco, est un temple de l'art aux colonnes de larmes. Sans duende, comme disait un maître du flamenco, même avec talent, style, et perfection, il n'y a rien. Que le vide. Une oeuvre d'art doit être pavée de prémonition pour exister et Federico Garcia Lorca semblait déjà marcher vers cette roseraie mortelle qu'il évoque poétiquement au cours de sa conférence : « Dans le verger/je vais mourir,/dans la roseraie/ils vont me tuer. » Prenant le risque suicidaire de rentrer dans sa ville déjà acquise au coup d'État fasciste au tout début de la guerre civile, il fut assassiné par les franquistes le 19 août 1936. Son corps ne fut jamais retrouvé et de nombreuses légendes plus ou moins fantastiques circulent encore sur la disparition du poète andalou devenu le grand occulté de la guerre civile espagnole. Ceci n'est pas une traduction de chapelle, mais une traduction à l'air libre, une traduction des terrains vagues, des no man's land, des banlieues et des Venus de barrières. Ici nul académisme littéraire ou littéral, rien qui puisse rappeler les quatre murs et des gardes du corps aux portes des logis du savoir. Cette traduction soufflée par le vent du soir est aussi infidèle qu'une putain de Cadix, mais elle a les yeux noirs d'une chanteuse gitane qui ondule autour de votre morale et vous soumet aux morsures de l'aube tel un toro bravo épanchant son sang à l'ombre vacillante de son assassin. Chez Lorca, comme vous le sentirez, car lire est trop faible, il a plus de « Olé » qui mènent au dieu des champs élyséens, que de courbettes à la barbe des vieux sages, et quand il doit se baisser c'est pour mieux tirer les barbes. Lorca sort souvent de la route et dévie du sens en missile surréaliste, posant des grains de sable rose bonbon ou des chausses trappes poétiques dont le sens nous échappe et nous transporte en même temps. Nous ne donnerons donc pas ici de définition non poétique du duende, tout au plus des indices et des lignes de fuite, car le duende s'efface devant toute classification, devant toute loi, devant toute morale, le duende est cet espace qui se trouve entre les barreaux des prisons, il est à la frontière du crime et de la liberté, il a la beauté d'une larme, la beauté d'une vague d'Hosukai et la chaleur d'un poignard que l'on retire d'un ventre. Lorsqu'on veut enfermer le duende dans une définition, on invente le Code pénal. Il y a ainsi du Lacenaire et du Faust en lui, sans que l'on sache vraiment lui donner un nom : daemon, Trickster, Tengu japonais, serpent Kundalini, le Nervermore de Poe, le Feu de D'Annunzio, le Woland de Bulgakov ou le Faust de Soukolov. Le duende est dans le songe de l'artiste ou naissent les corps de bronze de Buenvenuto Cellini. Le duende est tout ça, et plus encore, et ses formes artistiques socialement acceptables se doublent d'une face cachée, cette poétique macabre que décrit Lorca. Car il n'y a pas d'art sans mort. Il n'y a pas de Goya sans cadavres ni de Manrique sans désespoir, ni de Quijotte sans folie. Pour Lorca, il existe trois forces à l'origine de la créativité, celle de l'ange, qui nait de la lumière, mystique et extatique ; celle de la muse qui nait de la forme, païenne et sensuelle ; et celle du duende de qui nait de la mort, primordiale et orgiaque. Le duende, est créateur et destructeur à la fois, il est la roue de Fortune, le svastika indien. Le duende est dans l'ineffable beauté d'une danseuse au corps transpercé par les clous LE JEU ET LA THÉORIE DU DUENDE Page 2 de la grâce et le sang des dieux, mais le duende est aussi dans la navaja passionnelle et criminelle du baratero qui égorge, dans la mort du taureau, dans le Saint Sébastien de Mishima, le Horla de Maupassant. Cette force primordiale qui émane d'une danseuse gitane dans une taverne de Cadix, c'est aussi l'expression possible d'une puissance titanique, qui peut faire trembler aussi bien les spectateurs que les continents. Une puissance relâchée dans le monde, et qui peut être nourrie par la haine et le chant des crânes des Kapalikas, et déferler sur les âmes, et couper les têtes comme une faux tenue par un Heidegger daemon de la technique. Lorca ne l'oublie pas, le duende est aussi dans la guerre et ses orages d'acier, dans les drapeaux et les torches qui défilent au pas dans les rues de Grenade en 1936. Le duende est dans le duc de Ferrare, ami des arts de la renaissance, qui fait démembrer son ennemi et fait jeter les morceaux à la foule, qui s'en empare et qui dévore la chair humaine lors d'un festin cannibale. Il est dans les profondeurs de l'Orénoque, le fleuve qui rend fou, ou des hommes voués au rituel du canaíma, celui du chamanisme noir, aspirent la drogue infâme, le Maba, le «miel des morts» qui fermente dans ventre putréfié d'un enfant qu'ils ont tué au nom du jaguar cosmique. Lorca s'approche, tente de comprendre et de maîtriser cette force qui le façonne et le fascine, mais qui l'attire irrémédiablement vers les gouffres sans fond. Sentiment d'abandon à lui-même où il imagine ce temps exact où les balles d'aciers fendent les airs pendant que le prophète Jérémie lit un psaume et que le parfum des cyprès et de la myrrhe se disperse au vent du soir. Lorca a vu ce jet de sang né d'une danse, et il entend les murmures sombres du futur et de la prédestination des anges et des muses. Mais Lorca n'était pas assez naïf pour croire qu'il existe un bon ou un mauvais duende, car il s'agit d'une énergie qui traverse l'homme, et qui n'a pas plus de morale humaniste que ces électrons qui alimentent un hôpital ou qui électrocutent un condamné à mort dans une prison américaine. Ceux qui n'avaient pas pu transformer le duende en art l'avaient transformé en haine, cette poétique criminelle de la violence fasciste. Les phalangistes participaient à cette communion macabre, ce démembrement du Troll, cette mise à mort de l'art, pour constituer des boutures idéologiques de fleurs toxiques. Elles seront offertes aux invités du bal des condamnés que donnera la phalange, pour le dernier «paseo» du poète, scellant sa légende martyre d'une balle dans la tête. Un vent de malédiction planera désormais sur les phalangistes devenus les fils de Cain, pour avoir tué leur frère ennemi, lui qui connaissait mieux leurs rêves noirs qu'eux même les connaissaient. Lorca restera le fantôme de l'angoisse et des cauchemars fascistes, et ici nous parlons de ces phalangistes, qui comme l'écrivain uploads/Philosophie/ le-jeu-et-la-theorie-du-duende-de-federi-pdf 1 .pdf
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- Publié le Jan 27, 2022
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