1 Arendt en eaux troubles À propos de : Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. Ext

1 Arendt en eaux troubles À propos de : Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Albin Michel par Justine Lacroix & Jean-Yves Pranchère , le 14 décembre 2016 La pensée d’Arendt a t-elle été contaminée par une philosophie heideggerienne tendanciellement nazie ? Et si oui, est- ce le signe d’un manque de lucidité ou d’une adhésion profonde ? E. Faye pose la question, mais son interprétation est discutable. Cet article est suivi d’une réponse d’E. Faye. Recensé : Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Paris, Albin Michel, 2016, 560 p., 29 euros. Les références des citations se trouvent dans le fichier .pdf joint. Il est difficile de nier que les travaux d’Emmanuel Faye sur le nazisme de Heidegger ont été salutaires. L’indignation de certains heideggériens, confrontés à des documents accablants dont ils ne voulaient rien savoir, a pu se concentrer sur quelques erreurs de détail. Ces travaux n’en ont pas moins eu l’immense mérite d’ouvrir des archives qui seraient restées sans cela inédites, de donner à lire la littérature nazie des années 1930 pour attester la prégnance de ses schèmes intellectuels et langagiers chez Heidegger, de constater précisément, dans la lettre des textes disponibles, les marques de la précocité, de la radicalité et de la constance de l’engagement nazi de Heidegger. Celui-ci resta toute sa vie fidèle à ce qu’il avait nommé en 1935 « la vérité et la grandeur interne du mouvement », à ce nazisme « spirituel » dont le nazisme réel avait selon lui trahi la promesse, non pour avoir été criminel, mais pour avoir été trop « bourgeois » et trop timoré. Grâce à Emmanuel Faye, le mur des dénégations, que n’étaient arrivés à percer ni les travaux précis d’historiens comme Hugo Ott ni les analyses lucides d’auteurs aussi différents qu’Éric Weil, Theodor Adorno ou Pierre Bourdieu, pour ne citer qu’eux, est en ruines. La récente publication des Cahiers noirs et des lettres de Heidegger à son frère Fritz aura été l’expérience cruciale qui réfute ceux qui haussaient les épaules quand Henri Meschonnic, dans une lecture attentive aux signifiants, montrait que toute l’œuvre de Heidegger portait en elle « l’étoile en négatif de l’antisémitisme ». Aussi conçoit-on qu’Emmanuel Faye ait pu être outré par les attaques qu’a dû subir son travail d’établissement des faits. Mais est-ce là une raison suffisante pour soumettre à des jugements outranciers tout penseur qui a reconnu une dette envers la pensée de Heidegger ? Le dernier ouvrage d’Emmanuel Faye oblige à répondre par la négative. Son ambition est de mettre au jour les ambivalences dommageables qui grèvent la pensée d’Hannah Arendt en raison de son imprégnation heideggérienne. Mais il ne parvient, à coups d’amalgames hâtifs et de polémiques inconsidérées, qu’à susciter davantage de confusion qu’il n’en dissipe. Trois livres en une seule polémique L’ouvrage d’E. Faye rassemble, sous une forme assez décousue, la matière de trois livres différents. Le premier tiers du livre propose une critique des thèses d’Arendt sur la nature du totalitarisme en leur opposant les travaux des historiens en regard desquels Les Origines du totalitarisme est en effet un livre très daté. Les chapitres du milieu, issus d’articles déjà publiés, complètent les travaux antérieurs d’E. Faye sur Heidegger à la lumière des inédits récemment publiés. La dernière partie, qui répète certains éléments des premiers chapitres, est consacrée à une dénonciation de la soumission intellectuelle d’Arendt à Heidegger. Le livre tourne ainsi autour de trois problèmes distincts : celui de savoir si le nazisme de Heidegger fut d’une radicalité telle qu’il a engagé toute sa philosophie ; celui de savoir à quel point Arendt a été aveugle au sens politique de la pensée de Heidegger ; celui de savoir si le nazisme heideggérien n’a pas contaminé l’œuvre d’Arendt en infusant en elle des thèmes qui, sans être à proprement parler nazis, maintiennent les schèmes d’une critique aristocratique de la modernité. La réponse d’E. Faye à cette dernière question est affirmative : la pensée d’Arendt est « fascisante » (p. 450, 465). La « non-philosophie » de Heidegger Les constats factuels d’E. Faye quant au nazisme de Heidegger et les critiques qu’il adresse aux tentatives d’euphémisation de celui-ci sont peu contestables. E. Faye permet de comprendre à quel point Leo Strauss avait raison de dire que « Heidegger surpasse en intelligence spéculative tous ses contemporains et en même temps est l’équivalent sur le plan intellectuel de ce que Hitler fut sur le plan politique ». Mais sans doute E. Faye ne prend-il pas assez au sérieux la première partie de cette phrase. Il débusque les « leurres » de la pensée heideggérienne, qui entoure d’une aura numineuse des notions qu’elle mythifie – l’être renommé « l’estre » (Seyn), l’histoire, l’Ereignis – au service d’un nationalisme völkisch. Il passe très vite sur le fait que cette mystification opère avec la tradition philosophique et sur des problèmes – comme celui de l’historicité du vrai – qui ont leur consistance propre. Sans ce moment rationnel de la mystification, la réception de Heidegger par la philosophie du XXe siècle devient peu compréhensible. À l’idée privilégiée par E. Faye, que la pensée de Heidegger n’est qu’un simulacre de pensée, on peut préférer la métaphore du « piège » utilisée par Arendt. On pourrait dire que, autour de son « archi-nazisme », Heidegger a construit un « piège philosophique » destiné à égarer une partie des lecteurs dans des labyrinthes de pensée, tout en aménageant pour le petit groupe des élus des voies d’initiation à ce « nouveau commencement » germanique que le nazisme lui avait fait espérer. L’efficacité d’un piège tient cependant à la solidité de ses matériaux et de ses ressorts : démonter le piège exige de reconnaître cette solidité. Ernst Tugendhat a donné l’exemple d’un tel démontage, capable de reconnaître la part de vérité des descriptions d’Être et Temps tout en passant celles-ci au crible d’une critique analytique consciente de leur lien au « fascisme » dont elles préparent la place. E. Faye souligne à raison que le kitsch völkisch qui fait le contenu de la « métapolitique » de Heidegger est trop pauvre pour mériter le nom de philosophie (p. 240). S’ensuit-il qu’il n’y a pas de philosophie dans l’œuvre de Heidegger ? La réponse d’E. Faye, en dépit du tranchant de ses formules, est plus opaque qu’il n’y paraît. La conclusion logique de ses analyses est qu’il n’y a chez Heidegger ni philosophie ni pensée, mais seulement une idéologie. Pourtant, E. Faye reprend à son compte la forte critique faite par Isabelle Delpla de la vision arendtienne du personnage d’Eichmann comme figure de la « banalité du mal » et de l’absence de pensée. Il refuse ainsi la thèse d’une « banalité de Heidegger » (p. 492). Or, selon I. Delpla, si Arendt a forgé à tort l’idée d’une banalité d’Eichmann, c’est qu’elle a voulu innocenter la « pensée » de tout contact avec le nazisme, retrouvant ainsi l’inspiration des « théodicées » qui banalisent le mal. En affirmant que Heidegger, parce que nazi, ne peut pas être un philosophe digne de ce nom, E. Faye semble bien postuler à son tour l’essentielle « pureté » de la pensée authentique à laquelle le mal serait toujours extérieur. C’est peut-être parce qu’il s’est rendu compte qu’il répétait ainsi le geste arendtien critiqué par I. Delpla qu’E. Faye dilue sa position dans des énoncés hésitants, reconnaissant à Heidegger une « pensée » (p. 507), mais une pensée qui n’en est pas une puisqu’elle n’est qu’un délire « paranoïaque », une « vision hallucinée dont on ne peut tirer une once de philosophie » (p. 508). L’aveuglement d’Arendt face à Heidegger 2 La solidarité de la pensée de Heidegger avec les convictions nazies qui furent les siennes dès avant 1933 autorise une inquiétude : n’y a-t-il pas, dans toute reprise des thèmes heideggériens, le risque d’une contamination nazie ? La relation acritique d’Arendt à la pensée de Heidegger constitue selon E. Faye un test décisif pour cette question : Arendt serait le cas exemplaire d’un empoisonnement heideggérien. On doit accorder à E. Faye la légitimité de son inquiétude initiale. Il est bien vrai qu’une répétition naïve de la critique heideggérienne de la modernité doit hériter d’une thématique contre-révolutionnaire à laquelle Heidegger a donné une forme radicale et sublimée. Il est vrai aussi qu’une dénégation de la profondeur du nazisme de Heidegger, surtout si elle débouche sur des tentatives de disculpation, induit une tendance à ne plus identifier correctement les marques du nazisme. E. Faye relève les effets d’une telle tendance chez Arendt : minoration de la responsabilité pourtant écrasante des élites intellectuelles allemandes dans l’établissement du nazisme (p. 34-48) ; construction d’une antithèse fictive entre la non-pensée d’Eichmann et la pensée de Heidegger (p. 457) ; inacceptable exagération de la complicité des autorités juives avec le nazisme dans les pays occupés (p. 489). Mais E. Faye ne s’en tient pas là. La perte croissante de lucidité d’Arendt quant à Heidegger de 1946 uploads/Philosophie/ arendt-en-eaux-troubles.pdf

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