Deleuze lecteur de Nietzsche : la théorie des forces. (Préparation MAFPEN à l’A
Deleuze lecteur de Nietzsche : la théorie des forces. (Préparation MAFPEN à l’Agrégation, Intervention du 7 Février 2007) Introduction La pensée de Nietzsche occupe dans celle de Deleuze, dans l’influence qu’elle a eue sur lui et sur son œuvre, une place à nulle autre équivalente. Il s’en explique dans Pourparlers 1, quand il dit le traitement qu’il a tenté de faire subir aux auteurs de la tradition philosophique. Son projet était de leur faire des enfants monstrueux à partir de leur propre discours, placer le sien dans le leur, le leur dans le sien, de telle manière que l’enfant fut à la fois le leur et à la fois illégitime, un bâtard, par quoi Deleuze a effectivement commencé à se faire philosophe. C’est cette technique à propos de laquelle il a parlé « d’enculage ou, ce qui revient au même, d’immaculée conception 2», qu’il a baptisée plus tard et plus sobrement : « discours indirect libre 3 ». Seulement voilà, cette pratique somme toute très cavalière ne marche pas avec Nietzsche. A lui on ne fait pas des enfants dans le dos, « c’est lui qui vous en fait 4 ». La pensée qui est la sienne ne se prête pas à ce jeu de distorsion/explication, à son contact quelque chose chez le lecteur est saisi, et le voilà sommé de parler en son nom propre, de se dépersonnaliser, de penser et d’écrire par intensité, mais pour lui-même. La pensée nietzschéenne se qualifierait d’abord comme puissance d’effets et comme catalyseur. De fait les grands thèmes de la pensée de Nietzsche traversent et irriguent celle de Deleuze, mais d’une telle manière qu’il est difficile de parler de simple influence ; il s’agit davantage d’une reprise, d’un prolongement ou d’une ré-effectuation. Certes, de nombreux grands thèmes de la philosophie de Deleuze viennent plus généralement d’une famille de pensée, d’une lignée, presque de ce que Nietzsche appelle un type de penseur : Lucrèce, Spinoza, Hume, Bergson, Whitehead, etc., c’est-à-dire l’envers de la tradition rationaliste. Toutefois c’est bien dans l’œuvre de Nietzsche que nommément sont trouvés, puis assimilés et digérés les concepts cardinaux de la pensée deleuzienne, comme la culture de la joie et de l’affirmation, la répugnance devant le négatif et la dialectique, la quête du ou des devenirs. Or dans Qu’est-ce que la Philosophie 5, Deleuze définit le travail de l’artiste, mais aussi du savant et du philosophe comme captures de forces qui font que la pensée peut changer de régime, quitter le niveau dogmatique et devenir créatrice. Et le philosophe ne créée des concepts, le savant des fonctions et l’artiste des percepts et des affects qu’en rendant pensables, opératoires ou sensibles, des forces qui ne l’étaient pas. Cette conception du monde comme champ de forces auxquelles il faut pouvoir se donner accès pour créer quoi que ce soit, c’est l’un des grands thèmes de la pensée de Nietzsche, que 1« Lettre à Michel Cressole », in Deleuze, Michel Cressole, p. 110-111, 1973, Editions Universitaires « Psychothèque »; repris sous le titre « Lettre à un critique sévère », in Pourparlers, Deleuze, pp. 11-23, Minuit, 1990, p. 15 2 ibid 3 Mille Plateaux, Minuit, 1980 (en collaboration avec F. Guattari), p. 101 4 Pourparlers, ibid 5 Minuit, 1991 (en collaboration avec F. Guattari) Deleuze a lui-même développé en 1962 quand il a publié son Nietzsche et la Philosophie. C’est la lecture de cette théorie que nous voudrions esquisser. I. Principes fondamentaux de la théorie des forces L’un des aspects centraux de la pensée de Nietzsche, comme chacun le sait, est de promouvoir la question du sens en lieu et place de celle de la vérité. Et le sens de quelque chose doit se comprendre à partir de la force qui l’habite, qui l’investit et qui s’y manifeste. La chose est alors essentiellement un signe et un symptôme de cette force et la philosophie aura donc pour tâche, non de dire la vérité, mais de se constituer en symptomatologie et en sémiologie, et par là on abandonnera le vieux dualisme de l’essence et de l’apparence, ou bien la relation de causalité. La force se définit comme appropriation d’une certaine quantité de réalité, ce qui implique que toute chose soit toujours en but à des forces qui s’emparent d’elle, et qui s’opposent entre elles pour cela, on dira même que la suite de ces luttes constitue l’histoire de la chose. On doit donc moins parler –dit Deleuze-, d’un sens d’une chose que d’une constellation de sens, d’un complexe de sens, ce qui implique alors un art de l’interprétation, l’art généalogique. Un tel art atteint son excellence quand il réussit à se porter jusqu’à l’essence de la chose –montre Deleuze-, non ce qu’elle serait en soi par delà son apparence trompeuse, mais son essence au sens de l’affinité avec la force qui lui convient le mieux et qui lui donne authentiquement son sens. Or la chose est force elle-même, ce par quoi précisément elle peut être en affinité avec certaines qui l’investissent, sentir convenance et disconvenance avec ce qui entre en lutte pour se l’approprier. Si on peut parler de rapport entre des objets et des forces, ce n’est qu’approximativement, en réalité les rapports ne concernent qu’une pluralité de forces, d’où l’impossibilité de concevoir la force au singulier. Une force n’a de réalité que contre une autre force, c’est même ce qui fait sa consistance. Comme l’écrit Deleuze : « une pluralité de forces agissant et pâtissant à distance, la distance étant l’élément différentiel compris dans chaque force et par lequel chacune se rapporte à d’autres : tel est le principe de la philosophie de la nature chez Nietzsche 6». Or c’est cet élément différentiel dans l’action et dans la passion des forces en lutte que Nietzsche appelle volonté, littéralement volonté vers la puissance, plus communément, volonté de puissance. Comme le montre Deleuze, tout de même que Nietzsche bouleverse la question de la vérité, il reformule entièrement celle de la volonté. Traditionnellement la volonté agit sur de l’inerte ou sur de l’involontaire. Pour Nietzsche au contraire, la volonté est toujours en rapport avec de la volonté, si bien que le couple qui rend compte de ce rapport est le couple commander / obéir, car c’est lui l’élément différentiel entre des forces en opposition. Le vouloir de la volonté est vouloir d’être obéie ce qui implique qu’elle ne s’adresse qu’à une autre volonté qui seule peut être commandée et obéir. C’est donc le pluralisme de la volonté qui rend compte du pluralisme des forces et du pluralisme du sens, et le concept qui dit ce pluralisme est le concept de hiérarchie. « Le sens de quelque chose –écrit Deleuze-, est le rapport de cette chose à la force qui s’en empare, la valeur de quelque chose est la hiérarchie des forces qui s’expriment dans la chose en tant que phénomène complexe 7 ». 6 Nietzsche et la Philosophie, PUF, 1962, p. 7 7 ibid, p. 9 2 Donc une force cherche par nature à s’emparer de quelque chose, à affirmer sa différence, une force tire son activité du caractère affirmatif de son expansion. Elle est donc jouissance de l’affirmation de la différence qu’elle est, elle ne veut rien d’autre que cette joyeuse et agressive affirmation, elle n’a ni objet ni fin. Cette interprétation vient de la lecture nietzschéenne du tragique, ce qu’il faut éclairer à présent. II. L’origine de cette interprétation et le tragique Aux racines de la théorie des forces et de la question de leur interprétation, il y a le tragique, la contradiction entre la figure d’Apollon et de Dionysos, contradiction entre l’unité primitive et l’individu, entre la vie et la souffrance. D’un côté Apollon est la belle apparence qui fait disparaître la souffrance sous la plasticité et le rêve, de l’autre, Dionysos est la divinité qui reconduit l’individu dans l’unité primitive et le brise. Nietzsche découvrira par la suite que Dionysos c’est l’affirmation de la vie, et que son contraire n’est pas Apollon mais Socrate, le décadent, l’homme théorique chez qui la vie a besoin d’une justification, besoin de l’idée. Plus tard, l’opposition de Dionysos et d’Apollon cèdera la place à une opposition plus radicale, à une véritable antithèse, d’un côté les fiancés Dionysos et Ariane, de l’autre, ce qui se tenait sous le masque de Socrate mais que L’Origine de la Tragédie n’avait pas encore identifié : le christianisme comme figure la plus profonde du nihilisme. Dionysos contre le Crucifié, d’un côté la vie qui affirme et justifie la souffrance, de l’autre la souffrance qui accuse la vie. Car le christianisme invente l’idée que la vie est injuste et coupable, et que la souffrance doit la racheter –ce qui reste une interprétation schopenhauerienne-. L’intériorisation de la douleur –la « mauvaise conscience »-, est une machine à produire de la culpabilité, à multiplier la douleur. Son amour est fait de haine, et il n’aime la vie qu’atrophiée et mutilée. L’idée que l’amour chrétien réfute la haine judaïque est une erreur que dissipe l’art généalogique qui sait déceler sous des masques différents une même uploads/Philosophie/ deleuze-nietzche.pdf
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- Publié le Mar 29, 2021
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