LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL Mystère de la vie, qui est sa simpli

LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL Mystère de la vie, qui est sa simplicité 1. Dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique, la question de l’être de l’animalité est abordée par Heidegger dans un dialogue constant, bien qu’assez souvent implicite, avec la biologie de son temps et tout particulièrement avec l’œuvre de Jakob von Uexküll. Les allusions à celle- ci, nombreuses tout au long du texte, ne sont nullement extérieures à son propos ; bien des thèses de Heidegger ne peuvent être mises à l’épreuve et discutées si l’on n’aperçoit pas d’abord en quel point elles se démarquent d’une biologie et d’une zoologie qui sont déjà elles-mêmes d’inspiration phénoménologique. Le centre de gravité du cours de 1929-30, comme Heidegger y insiste, réside dans ses développements sur l’essence de l’animalité 2. Pourtant, les Grundbegriffe s’ouvrent par une vaste et minutieuse analyse de l’ennui. Quel est exactement le lien entre ces deux thématiques apparemment hété- rogènes ? Qu’est-ce qui assure l’unité même de la problématique du cours ? Il s’agit, pour Heidegger, d’introduire à la métaphysique au sens tout à fait spécifique qu’il accorde à ce terme au tournant des années trente, non pas celui d’une discipline scolaire, historiquement attestée, mais celui d’une manière fondamentale de questionner qui s’enracine dans la constitution ontologique du Dasein comme transcendance. Les trois questions de la métaphysique (Qu’est-ce que le monde ? Qu’est-ce que la finitude ? Qu’est- ce que la solitude ?) ne peuvent être posées dans toute leur radicalité que si 1. H.-G. Gadamer, Gesammelte Werke, Hermeneutik, I, Wahrheit und Methode, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1990, p. 34 ; trad. fr. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 45. 2. M. Heidegger, Ga., 29/30, Die Grundbegriffe der Metaphysik, Francfort, Klostermann, 1992, p. 268 ; trad. D. Panis, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1992, p. 272. Cette traduction sera parfois modifiée. 256 CLAUDE ROMANO s’éveille dans le Dasein une disposition affective (Stimmung) en vertu de laquelle lui-même est impliqué dans les questions qu’il pose ; donc si le Dasein se trouve en quelque sorte replacé, au moyen d’une Stimmung fondamentale, devant l’appartenance de la métaphysique à son essence. Car la métaphysique n’est nullement étrangère à son être, comme le signalait déjà « Qu’est-ce que la métaphysique ? » : « Le Dasein humain ne peut se rapporter à de l’étant que s’il se tient instant dans le rien. Le passage au-delà de l’étant advient dans l’essence du Dasein. Mais ce passage au- delà est la métaphysique même. D’où il découle ceci : la métaphysique appartient à la “nature de l’homme” […]Elle est le Dasein lui-même » 1. Mais alors, pourquoi privilégier ainsi la disposition affective de l’ennui, et non pas l’angoisse, par exemple, qui était seule à mériter dans Sein und Zeit le titre de Grundbefindlichkeit, d’affection fondamentale ? On ne peut répondre à cette question que si l’on comprend le lien qui existe, dans ce cours, entre l’ennui et le problème de l’animalité. Ce qui caractérise l’ennui, notamment dans sa forme la plus profonde, que Heidegger rapproche de la mélancolie, c’est une forme d’envoûtement (Gebanntheit) par l’étant en totalité qui, pourtant, dans le même temps, se retire et se refuse, quelque chose comme une hébétude, une fascination, une stupeur. Dans l’ennui, écrit Heidegger, « nous sommes pris (hingenommen) par les choses, si ce n’est perdus (verloren) en elles, souvent même hébétés (benommen) par elles » 2. Songeons au regard absent du personnage de la célèbre gravure de Dürer « Mélancolie I » : ce regard perdu dans le vide, qui ne se pose sur rien et que rien ne parvient à retenir. Telle est la stupeur mélancolique qu’Aristote déjà caractérisait par la môrôsis, l’hébétude : ceux qui sont affectés d’un excès de bile noire, écrit-il, « sont en proie à la torpeur et à l’hébétude (nôthroi kai môroi) » 3. Cette torpeur, cette stupeur sont exprimées en Allemand par ce qui va constituer, à bien des égards, la notion-pivot de tout le cours : la Benommenheit. C’est au moyen de ce terme que sera déterminée, en effet, l’essence de l’animalité. Dès lors, la problématique d’ensemble du cours peut être dégagée de la manière suivante : « Ce qui apparaîtra est la façon dont cette disposition affective fondamentale [l’ennui] et tout ce qu’elle implique doit se détacher par contraste sur ce que nous avons prétendu être l’essence de l’animalité, à savoir l’hébétude (Benommenheit). Ce contraste deviendra pour nous 1. M. Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Ga., 9, Wegmarken, F.-W. von Herrmann (éd.), Francfort, Klostermann, 21996, p. 122 ; trad. fr. R. Munier (modifiée) in Martin Heidegger, Paris, L’Herne, 1983, p. 56. 2. M. Heidegger, Ga. 29/30, p. 153 ; trad. cit., p. 158. 3. Aristote, Problemata, XXX, 954 a 31. LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 257 d’autant plus décisif que l’essence de l’animalité, l’hébétude, viendra en apparence dans le plus immédiat voisinage de ce que nous avons défini comme étant une caractéristique de l’ennui profond, et que nous avons appelé l’envoûtement (Gebanntheit) du Dasein au sein de l’étant en entier. Il apparaîtra en fait que ce voisinage le plus immédiat des deux consti- tutions d’être n’est qu’une tromperie, qu’il y a entre elles un abîme qu’aucune médiation ne peut, en quelque sens que ce soit, permettre de franchir » 1. Tout le questionnement du cours repose sur cette proximité apparente et même « trompeuse » de l’homme et de l’animal. Livré à l’ennui profond et sans bornes, l’homme, à l’instar de l’animal, paraît frappé d’une espèce de stupeur. Ils sont donc au plus près. Et pourtant, justement en vertu de cette proximité, il sont en réalité au plus loin. Car cette proximité est justement ce qui fait ressortir la distance abyssale qui les sépare, et qui sépare par consé- quent deux sens possibles de l’hébétude. L’accaparement (Benommenheit) de l’animal par ce qui aimante ses pulsions n’a rien à voir (et pourtant il ressemble) avec l’envoûtement dans lequel l’ennui sans fond plonge le Dasein. C’est dans la proximité la plus grande que se révèle aussi la différence la plus profonde. Cette différence est d’abord la différence entre deux acceptions irréductibles du « monde ». L’environnement animal n’est pas le monde humain. Voilà ce qu’il s’agit de montrer. Plus précisément, le mouvement d’ensemble du texte est un mouvement en forme de chiasme : il s’agit d’établir dans un premier temps que la détermination traditionnelle de l’homme comme animal rationnel est insuffisante pour comprendre l’essence de la disposition affective, par exemple de l’ennui, et, à travers elle, pour déterminer l’être du Dasein comme tel : « Cette conception de l’homme comme être vivant qui est ensuite doté d’une raison a conduit à une entière méconnaissance de l’essence de la disposition affective » 2. Ainsi, l’analyse de la « disposition fondamentale » de l’ennui va pro- curer un éclaircissement préliminaire sur la constitution ontologique de l’homme, c’est-à-dire sur le Dasein. Selon un mouvement symétrique, cette nouvelle détermination de l’essence de l’homme va rejaillir en direction d’une nouvelle détermination de l’essence de l’animalité, donc d’une compréhension entièrement renouvelée des rapports entre la simple « vie » et l’existence. 1. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 409 ; trad. cit., p. 409. 2. Ibid., p. 93 ; trad. cit., p. 101. 258 CLAUDE ROMANO L’ORIGINALITÉ DES GRUNDBEGRIFFE DANS L’ITINÉRAIRE DE HEIDEGGER L’originalité du cours de 1929-30 réside en premier lieu dans sa thèse bien connue selon laquelle « l’animal est pauvre en monde ». Mais que signifie cette thèse ? Comment la comprendre ? Et qu’est-ce qui fait sa spécificité, non seulement par rapport à la thèse de von Uexküll selon laquelle l’animal possède un monde ambiant (Umwelt), que par rapport à l’anthropologie traditionnelle qui distingue l’homme de l’animal au moyen d’une différence spécifique, le logos, la politique, l’esprit ou la liberté ? Il n’est pas possible de commencer de répondre à ces questions si l’on n’aperçoit pas d’abord la singularité des Grundbegriffe dans l’itinéraire de pensée de Heidegger. Au regard de cet itinéraire, son affirmation centrale constitue, en effet, un hapax. Elle n’a à proprement parler d’équivalent ni dans les textes antérieurs ni dans l’œuvre ultérieure du philosophe. Cette originalité se manifeste sur deux plans, d’ailleurs étroitement liés : celui du statut du « monde » animal, celui des rapports entre philosophie et biologie. Il suffit à cet égard de rapprocher les formulations des Concepts fondamentaux de celles que l’on trouve, par exemple, dans les Conférences de Cassel de 1925. Heidegger y apparaît beaucoup plus enclin qu’il ne le sera par la suite à rapprocher, plutôt qu’à séparer, le monde humain de celui de l’animal, employant d’ailleurs le même terme pour les caractériser tous deux, celui de « Welt » : Tout être vivant a son monde ambiant (seine Umwelt) non comme quelque chose de subsistant (vorhanden) à côté de lui, mais [comme quelque chose] qui lui est ouvert, qui est là, à découvert (für ihn erschlossen, aufgedekt da ist). Ce monde (Welt) peut être uploads/Philosophie/ claude-romano-monde-animal.pdf

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