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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=APHI&ID_NUMPUBLIE=APHI_694&ID_ARTICLE=APHI_694_0567 Critique et refondation de la métaphysique chez Kant. Les « progrès de la métaphysique » et la critique du système leibniziano-wolffien par Igor SCHÜSSLER | Centres Sèvres | Archives de Philosophie 2006/4 - Tome 69 ISSN 1769-681X | pages 567 à 599 Pour citer cet article : — Schüssler I., Critique et refondation de la métaphysique chez Kant. Les « progrès de la métaphysique » et la critique du système leibniziano-wolffien, Archives de Philosophie 2006/4, Tome 69, p. 567-599. Distribution électronique Cairn pour Centres Sèvres. © Centres Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Elle accomplit donc un double transcensus par rapport à l’étant: d’abord celui vers son être et ensuite celui vers ses principes suprêmes. Selon le premier transcensus, elle est « ontolo- gie », selon le second, elle est « méta-physique » proprement dite, les princi- pes suprêmes ou le principe suprême de l’étant (sensible) ne pouvant être que suprasensibles. Cette structure de la philosophie comme métaphysique s’est maintenue jusqu’à l’époque de Kant. Dans son écrit tardif intitulé Les Progrès réels de la métaphysique depuis les temps de Leibniz et de W olff 2, Kant détermine 1. Mét. IV, 1; 1003a21-29 et Mét. VI, 1; 1025b3-4. Aristote entend ici la philosophie au sens de la « philosophie première » (πρẃτη φιλοσοφíα) (Mét. VI, 1; 1026a15-32). 2. Le titre complet de l’écrit est le suivant: Sur la question mise au concours par l’Académie royale des sciences pour l’année 1791: quels sont les progrès réels de la métaphy- sique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de W olff? Il s’agit d’un écrit (inachevé), constitué de trois manuscrits (et édité en 1804 par Friedrich Theodor Rink), où Kant résume toute sa métaphysique, tout en critiquant la métaphysique traditionnelle telle qu’elle a existé avant lui et qui, à ses yeux, a trouvé son représentant éminent dans le « système leibniziano- wolffien ». Bien qu’inachevé, l’écrit présente, surtout par les deux premiers manuscrits, un par- cours cohérent de la métaphysique kantienne, en relevant ses étapes et en la démarquant de la métaphysique précédente (surtout dans sa forme leibniziano-wolffienne). Nous citons la tra- duction française, faite par Jacques Rivelaygue, dans Emmanuel Kant, Oeuvres philosophiques la métaphysique aussi bien en tant qu’ontologie qu’en tant que métaphysi- que proprement dite (certes selon le tournant moderne et critique). Voici d’abord sa détermination de l’ontologie: La métaphysique contient dans l’une de ses parties (l’ontologie) des éléments de la connaissance humaine a priori, tant dans des concepts qu’en des princi- pes, et elle doit, conformément à son but, en contenir de tels… 3. Elle [i.e. l’ontologie] est cette science… qui constitue un système de tous les concepts et principes de l’entendement, mais seulement dans la mesure où ils portent sur des objets qui peuvent être donnés aux sens et donc être justifiés par l’expérience.… Elle est [l’] entrée ou le vestibule de la métaphysique pro- prement dite… 4. Et voici comment Kant détermine la métaphysique proprement dite: [La] fin ultime à laquelle s’ordonne la métaphysique tout entière est facile à découvrir… 5 Le nom ancien de cette science µετà τà φυσικá donne déjà une indication sur le genre de connaissance auquel tendait son dessein. On veut, grâce à elle, s’élever au-dessus de tous les objets de l’expérience possible (trans physicam) pour connaître ce qui ne peut absolument pas être un objet d’expérience, et la définition de la métaphysique, selon le dessein qui contient la raison pour laquelle on se porte candidat à une telle science serait donc celle-ci: c’est une science qui consiste à progresser de la connaissance du sensible à celle du suprasensible 6. Si la structure fondamentale de la métaphysique, qui se dessine chez Aristote, se maintient donc jusqu’à Kant, le mode de connaissance selon lequel la métaphysique s’accomplit, change radicalement chez ce dernier. D’où provient ce changement? Comme le remarque Kant, il relève du fait que la « confiance » 7 en la pensée de la pure raison (νοÂς) ou λóγος, comme mode de connaître les choses métaphysiques (tant ontologiques que supra- sensibles), se trouve ébranlée, au point que cette pure pensée ou λóγος — auquel furent confiées les choses métaphysiques depuis le commencement III. Les derniers écrits, Bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard 1986, p. 1213-1291 (en utilisant le sigle P , P III). Nous ajoutons les indications bibliographiques de l’Édition de l’Académie prussienne (rendues en marge par l’édition de la Pléiade). Nous indiquons le manus- crit concerné, en ajoutant le sigle ms. 3. P , 3e ms, P III, p. 1263 (XX, 7, 313). 4. P , 1er ms, P III, p. 1216 (XX, 7, 260). 5. Ibid. 6. P , 3e ms, P III, p. 1264 (XX, 7, 316) (traduction modifiée). Dans le 1er manuscrit, la défi- nition est encore plus complète: « C’est la science qui consiste à progresser, par la raison, de la connaissance du sensible à celle du suprasensible ». P , P III, p. 1216 (XX, 7, 260) (trad. mod.). 7. P , 1er ms, p. 1218 (XX, 7, 262). 568 Ingeborg Schüssler grec de la philosophie (chez Parménide, Platon et Aristote) — est expéri- menté comme vide, voire même comme ne représentant que du néant 8. On peut, certes, observer – remarque Kant – que la première époque (grecque) de la philosophie, où régnait la confiance en la raison, était déjà suivie par celle d’un scepticisme 9. Mais cette confiance s’est rétablie, observe-t-il, à l’époque suivante – pour céder de nouveau au scepticisme, tout en s’en remettant de nouveau etc., de telle sorte que l’histoire de la métaphysique se présente ainsi comme un vacillement incessant entre « rationalisme » et scepticisme 10. Or le dernier et suprême représentant d’un tel rétablissement de la rai- son réside, selon Kant, précisément dans le système métaphysique de Leibniz et, à sa suite, dans celui de W olff. Pour le comprendre, rappelons d’abord brièvement la position de Descartes 11. Selon le doute radical moderne – que Descartes pousse métho- diquement, par l’argument du « dieu trompeur », jusqu’à sa possibilité extrême –, toutes nos représentations, quelqu’évidentes et certaines qu’el- les soient, pourraient nous tromper: elles pourraient donc ne pas être confor- mes, en leur realitas objectiva (la realitas interne), à la realitas actualis: à la realitas des choses extra nos. Conformément à l’argument du « dieu trom- peur », toutes ces choses, le monde tout entier, pourraient en effet être autres que les représentations que nous en avons, voire même ne pas être du tout. Comme on le sait, Descartes a renvoyé ce doute hyperbolique, en fondant notre connaissance, dans ses Meditationes de prima philosophia, non seu- lement en l’ego cogito comme fundamentum inconcussum, mais finalement en Dieu, le fondement du monde et de nous-même, comme ens realissimum (en en prouvant l’existence à partir de l’ego cogito par une triple preuve « égologique ») 12. Dans la mesure où il est cet ens realissimum (auquel ne manque donc aucune realitas possible), Dieu est bien le garant de ce que toutes nos représentations « claires et distinctes » ne peuvent pas nous trom- 8. Cf. ce que dit Kant de la « théologie transcendante », P , 2e ms, P III, p. 1257 (XX, 7, 304). 9. P , 1er ms, p. 1218 sq. (XX, 7, 262 sq). 10. P , 1er ms, p. 1220 (XX, 7, 264). Kant caractérise l’alternance des deux attitudes par le terme « schwanken », « vaciller ». Ce « vacillement » est fondé, selon lui, dans la « nature de la faculté de connaître propre à l’homme » (ibid.). 11. Nous avons caractérisé de manière plus ample la position de Descartes et, à sa suite, celle de Leibniz dans notre article Wahrheit/Wahrhaftigkeit, in TRE (Theologische Realenzyklopädie), Band XXXV, 3/4, Walter de Gruyter, Berlin – New York, 2003, p. 347- 363. 12. Meditationes de prima uploads/Philosophie/ critique-et-refondation-de-la-metaphysique-chez-kant-cairn.pdf

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