LE MONDE DE L'ART par Arthur Danto HAMLET : Do you see nothing there? THE QUEEN

LE MONDE DE L'ART par Arthur Danto HAMLET : Do you see nothing there? THE QUEEN : Nothing at ah ; yet ail that is I see. (SHAKESPEARE, Hamlet, Acte III, se.IV)* Hamlet et Socrate, l'un en guise d'éloge, l'autre en guise de dépréciation, parlent de l'art comme d'un miroir tendu à la nature. Comme pour maints désaccords en matière d'attitude, celui-ci a une base concrète. Socrate voyait les miroirs comme ne reflétant que ce que nous pouvons déjà voir ; ainsi l'art, dans la mesure où il ressemble à un miroir, produit-il de vaines répliques exactes des apparences des choses, et n'est d'aucun profit cognitif. Hamlet, de façon plus pénétrante, reconnaissait un trait remarquable des surfaces réfléchissantes, à savoir qu'elles nous montrent ce que nous ne pourrions pas percevoir autrement — nos propres visage et forme — et ainsi l'art, dans la mesure où il ressemble à un miroir, nous révèle à nous-mêmes, et a donc, après tout, même selon les critères socratiques, une certaine utilité cognitive. En tant que philosophe, pourtant, je trouve l'argumentation de Socrate déficiente, pour des raisons peut- être moins profondes que celles qui viennent d'être alléguées. Si l'image-en- miroir de 0 est effectivement une imitation de 0, alors, si l'art est imitation, les images-en-miroir sont de l'art. Mais en fait refléter des objets dans un miroir n'est pas plus de l'art que n'est justice de retourner des armes contre un fou ; et faire référence aux reflets dans un miroir serait justement le genre de contre-exemple sournois dont nous attendrions que Socrate le présente pour réfuter la théorie, qu'il illustre au contraire en les utilisant. Si cette théorie exige que nous classions ces reflets comme art, elle montre par là son défaut : « être une imitation » ne jouera pas le rôle de condition suffisante pour « être de l'art ». Cependant, peut-être parce que les artistes s'étaient engagés dans l'imitation, au temps de Socrate et par la suite, l'insuffisance de la théorie ne fut pas remarquée jusqu'à l'invention de la photographie. Une fois rejetée comme condition * « HAMLET : là, ne voyez-vous rien ? LA REINE : Absolument rien ; et pourtant, je vois tout. » SHAKESPEARE, Hamlet, Acte III, se. IV, traductiond'André Gide, Gallimard, « La Pléiade », 1959. 184 PHILOSOPHIE ANALYTIQUE ET ESTHÉTIQUE suffisante, la mimèsis fut rapidement écartée, même comme condition nécessaire ; et depuis les réalisations de Kandinsky, les traits mimétiques ont été relégués à la périphérie de la préoccupation critique, à telle enseigne que certaines œuvres survivent en dépit du fait qu'elles possèdent ces mérites, où l'on célébrait jadis l'essence de l'art, et qu'elles manquent de peu d'être rétrogradées au statut de simples illustrations. Il est, bien sûr, indispensable dans l'argumentation socratique que tous les participants maîtrisent le concept à analyser, puisque le but est de faire coïncider une expression qui donne une définition réelle avec un terme en usage actif ; et le test d'adéquation consiste censément à montrer que la définition analyse — et s'applique à — toutes les choses et seulement celles-là auxquelles le terme s'applique avec vérité. Nonobstant le désaveu populaire, donc, les auditeurs de Socrate étaient censés savoir ce que l'art était aussi bien que ce qu'ils aimaient ; et une théorie de l'art, considérée ici comme une définition réelle du terme « Art », n'a donc pas à être d'une grande utilité pour aider les hommes à reconnaître des exemples de son application. Leur aptitude antérieure à le faire est précisément ce à quoi l'adéquation de la théorie doit être mesurée, le problème étant seulement de rendre explicite ce qu'ils savent déjà. C'est notre usage du terme que la théorie vise prétendument à capter, mais nous sommes supposés capables, selon les termes d'un auteur récent, « de séparer ces objets qui sont des œuvres d'art de ceux qui n'en sont pas, parce que... nous savons comment utiliser correctement le mot "art" et appliquer l'expression "œuvre d'art" »*. Les théories, selon ce point de vue, sont quelque peu semblables aux « images-en-miroir » selon le point de vue de Socrate ; elles exposent ce que nous savons déjà, ce sont des reflets verbaux de la pratique linguistique effective en laquelle nous sommes maîtres. Mais distinguer les œuvres d'art d'autres choses n'est pas une affaire si simple, même pour qui parle sa langue maternelle, et de nos jours quelqu'un ne pourrait pas avoir conscience d'être dans le lieu de l'art sans une théorie artistique pour le lui dire. Et la raison en est pour une part que le lieu est assigné à l'art en vertu de théories artistiques, de sorte qu'un des usages des théories, outre qu'elles nous aident à discerner l'art du reste, consiste à rendre l'art possible. Glaucon et les autres n'auraient guère pu savoir ce qui était art et ce * Danto cite ici un article de W.E. KENNICK : « Does Traditional Aesthetics Rest on a Mistake ? », Mind LXVII, 1958. (N.d.T.). LE MONDE DE L'ART 185 qui ne l'était pas : autrement ils n'auraient jamais été dupes d'images-en-miroir. I Supposons que l'on pense à la découverte de toute une nouvelle classe d'oeuvres d'art comme à quelque chose d'analogue à la découverte de toute une nouvelle classe de faits en n'importe quel domaine, c'est-à-dire comme à quelque chose que les théoriciens ont à expliquer. En science, comme ailleurs, nous ajustons souvent les nouveaux faits aux anciennes théories via des hypothèses auxiliaires, conservatisme assez pardonnable quand la théorie est jugée trop précieuse pour être tout-à-coup jetée au rebut. Or la théorie de l'art comme imitation (TI) est, si seulement on y réfléchit, une théorie excessivement puissante, qui explique un grand nombre de phénomènes liés à la production et à l'évaluation des œuvres d'art, et qui apporte une surprenante unité dans un domaine complexe. De surcroît, il est simple de l'étayer, contre beaucoup de prétendus contre-exemples, par des hypothèses auxiliaires comme celle qui affirme que l'artiste qui dévie du mimétisme est pervers, stupide, ou fou. Stupidité, tricherie, ou folie sont, en fait, des prédicats testables. Supposons, alors, que les tests révèlent que ces hypothèses ne tiennent pas, que la théorie, maintenant impossible à sauver, doit être remplacée. On élabore une nouvelle théorie, qui retient ce qu'elle peut de la compétence de l'ancienne théorie, en même temps qu'elle fait droit aux faits jusqu'ici récalcitrants. On pourrait, en suivant cette ligne de pensée, se représenter certains épisodes de l'histoire de l'art comme ne différant guère de certains épisodes de l'histoire de la science où s'effectue une révolution conceptuelle et où le refus de sanctionner certains faits, dû en partie au préjugé, à l'inertie et à l'amour-propre, est aussi dû au fait qu'une théorie bien établie, ou au moins largement admise, est menacée de telle façon que toute cohérence disparaît. Un épisode de ce genre se produit avec l'avènement des peintures post- impressionnistes. Selon les termes de la théorie artistique qui prévalait (TI), il était impossible d'accepter ces peintures comme art, sinon comme art inepte : autrement dit, on pouvait les disqualifier comme des mystifications, des auto- publicités, ou des contreparties visuelles de délires de fou. Aussi les faire accepter comme art, ou sur le même pied que la Transfiguration (pour ne pas parler d'un cerf de Landseer), ne requérait pas tant une révolution dans le goût qu'une révision théorique de proportion assez considérable, impliquant non seulement le dédouanement artistique de ces objets, mais encore l'accentuation de certains traits devenus significatifs dans les œuvres 186 PHILOSOPHIE ANALYTIQUE ET ESTHÉTIQUE d'art acceptées, de sorte qu'il fallait maintenant donner des explications tout à fait différentes de leur statut d'œuvre d'art. Le résultat de l'acceptation de la nouvelle théorie ne fut pas seulement que les peintures post-impressionnistes furent adoptées comme art, mais aussi que nombre d'objets (masques, armes, etc.) furent transférés des musées d'anthropologie (et de divers autres lieux) dans les musées des beaux-arts*, alots qu'inversement, comme nous pouvions nous y attendre du fait qu'un critère de l'acceptation d'une nouvelle théorie est qu'elle rende compte de tout ce dont rendait compte l'ancienne, rien ne dut être sorti du musée des beaux-arts* — même s'il y eut des réaménagements intérieurs, notamment entre les pièces de réserves et l'espace d'exposition. D'innombrables personnes parlant le langage commun accrochèrent aux manteaux de cheminée banlieusards des reproductions sans nombre de cas servant de paradigmes pour enseigner l'expression « œuvre d'art », reproductions qui auraient précipité leurs ancêtres édouardiens dans une crise d'apoplexie linguistique. Certes, je déforme en parlant d'une théorie : historiquement, il y en eut plusieurs, et chose assez intéressante, toutes plus ou moins définies en termes de la TI. Les complexités de l'histoire de l'art doivent céder devant les exigences de l'exposé logique, et je parlerai comme s'il y avait une théorie de remplacement, en compensant partiellement la fausseté historique par le choix d'une théorie qui fut réellement énoncée. Selon cette théorie, on n'avait pas à comprendre les artistes en question comme imitant sans succès des formes réelles mais comme en créant avec succès de nouvelles, tout aussi uploads/Philosophie/ danto-le-monde-de-l-x27-art.pdf

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