Texto ! — Textes et cultures, vol. XVIII (2013), n°3 1 François Rastier Directe

Texto ! — Textes et cultures, vol. XVIII (2013), n°3 1 François Rastier Directeur de recherche, INaLCO-ERTIM, Paris De l’essence double du langage, un projet révélateur [introduction à Arena Romanistica, 2013, 12, numéro spécial : De l’essence double du langage et le renouveau du saussurisme, pp. 6-29] Faut-il dire notre pensée la plus intime ? Il est à craindre que la vue exacte de ce qu’est la langue ne conduise à douter de l’avenir de la linguistique. Ferdinand de Saussure, ELG, p. 87 Résumé : La découverte du manuscrit publié sous le titre De l’essence double du langage conduit à une révision d’ensemble du corpus des œuvres de Saussure et permet de modifier l’interprétation de sa pensée, tout à la fois obscurcie et simplifiée par l’histoire de sa réception. Nous étudierons donc les problèmes philologiques et herméneutiques que posent alors l’établissement et l’interprétation du corpus saussurien. Les critères philologiques d’authenticité et de degré d’élaboration, les critères herméneutiques de genre et de projet théorique demandent à être articulés. Le corpus saussurien comporte-t-il un ou plusieurs points d’entrée privilégiés ? Un texte en est-il le centre organisateur ? En inspirant le courant de recherche récent du néo-saussurisme, De l’essence double du langage peut conduire à reconsidérer le statut même de la linguistique contemporaine, tant dans ses rapports avec la tradition grammaticale qu’avec la philosophie du langage. Mots clé : manuscrits, corpus, philologie, herméneutique, essence double, philosophie du langage. Refuser l’iconisation Contradictions. — Saussure est non seulement réputé l’un des fondateurs de la linguistique moderne, mais au delà, du structuralisme, de la sémiologie et de la méthodologie comparative dans les sciences humaines et sociales. Son nom fut même invoqué en psychanalyse tant par Jacques Lacan que par ses opposants les plus notoires, comme André Green. Toutefois, ses écrits restent peu étudiés, son projet intellectuel et scientifique reste obscurci non seulement par les conditions complexes de publications posthumes, parfois de deuxième ou troisième Texto ! — Textes et cultures, vol. XVIII (2013), n°3 2 main, mais par maints préjugés et jugements sommaires dont je renonce à rappeler l’édifiant florilège. Cette étude n’entend pas participer à l’iconisation de Saussure, mais souligne la nécessité de recherches philologiques, d’enquêtes herméneutiques et de réflexions linguistiques pour restituer le projet saussurien : c’est en effet pour la linguistique un enjeu d’avenir que de pouvoir caractériser et comprendre une œuvre reconnue comme fondatrice. Longtemps le Cours de linguistique générale (désormais CLG) a été le point d’entrée privilégié, voire quasi-exclusif, dans l’œuvre de Saussure, pour les linguistes tout d’abord, mais à plus forte raison pour les auteurs venus d’autres disciplines, de Lévi-Strauss à Derrida. Presque tous s’en tenaient à cet ouvrage qui introduisait à sa pensée et semblait l’exposer de manière indépassable. Les ouvrages autographes de Saussure, qu’il s’agisse du Mémoire sur le système primitif des voyelles indo-européennes (1878) ou du recueil d’études posthume paru en 1922, n’étaient presque jamais mentionnés1. Si le Mémoire a fait date dans les milieux de la linguistique indo-européenne, le recueil des écrits publiés est posthume et son lectorat, peu étendu, a notablement diminué. Enfin, la contradiction apparente entre le Mémoire, travail d’étudiant génial très spécialisé, et le Cours, texte introductif compilé par d’autres pour une parution posthume, mérite l’attention. Le défi. — Inopinément, on découvrit en 1996 un manuscrit d’ouvrage resté inachevé, mais suffisamment abouti pour être publié en 2002 sous le titre De l’essence double du langage. Il formule un programme de linguistique générale, dont les notes d’étudiants compilées par Bally et Sechehaye dans le Cours de linguistique générale ne donnent qu’un reflet partiel et déformé. Cette découverte a eu lieu à un moment favorable, en raison de l’affaiblissement des grammaires universelles et notamment du paradigme chomskien, mais aussi de la demande sociale d’une sémiotique évoluée pour répondre aux besoins d’une linguistique de corpus multimédia : Saussure et le saussurisme suscitent ainsi un regain d’intérêt depuis les années 1990. En témoignent trois synthèses importantes qui présentent une vision d’ensemble du projet saussurien (Bouquet 1997, Fehr, 2001, Utaker 2002), rédigées alors que leurs auteurs n’avaient pas connaissance des nouveaux manuscrits. Leur découverte fortuite a ainsi favorisé un renouveau éditorial à l’échelon international (les Écrits de linguistique générale ont été traduits à ce jour en quatorze langues) et de nouvelles interprétations de la pensée de Saussure. 1 D’après les mesures bibliométriques que j’ai pu faire, le Cours est 160 fois plus mentionné que le Mémoire. Texto ! — Textes et cultures, vol. XVIII (2013), n°3 3 Sans s’attarder sur les débats paradoxaux qui opposent les orthodoxes qui s’en tiennent au Cours de linguistique générale et les tenants d’un « néo-saussurisme », ce numéro privilégie la lecture de De l’essence double du langage, afin de contribuer à la relecture en cours de l’ensemble du corpus saussurien. De l’essence double du langage lance de fait un triple défi : philologique, alors que la linguistique s’est notoirement éloignée de la philologie ; herméneutique, alors que la problématique logico- grammaticale y reste dominante ; épistémologique, quand les théories dominantes restent largement tributaires du positivisme logique, ne serait-ce que par le dualisme cognitif pensée/langage et la tripartition syntaxe/sémantique/pragmatique, alors même que Saussure ne tient pas un discours épistémologique, mais gnoséologique et méthodologique. Problèmes philologiques L’édition de ces manuscrits posthumes a naturellement posé de nombreux problèmes philologiques, dont plusieurs ne sont pas résolus à ce jour. L’édition procurée chez Gallimard en 2002 par Rudolf Engler et Simon Bouquet a connu un succès public mérité. Sans aucunement se prétendre une édition critique, elle se présente comme un recueil d’écrits de linguistique générale, dans lequel De l’essence tient certes une place primordiale, mais qui reprend par ailleurs certains écrits déjà publiés de façon éparse, comme la Note sur le discours. Ce choix a sa légitimité, mais il n’est pas assumé avec conséquence, car il se limite aux manuscrits conservés à la Bibliothèque publique de Genève, sans reprendre les sections de linguistique générale des manuscrits de Harvard, que Herman Parret avait publiés en partie. Enfin, de multiples développements intéressant la linguistique générale restent épars dans les manuscrits de linguistique descriptive, notamment sanscrite ou gotique, et que personne n’a encore répertoriés. Pour ce qui concerne De l’essence, la période de la seconde partie des années 1890 est généralement acceptée. En revanche, l’ordre des documents retrouvés n’a pas été conservé : Rudolf Engler les a classés et ordonnés avant de les déposer à la Bibliothèque publique de Genève. Les titres des sections, correspondant à autant d’enveloppes, sont de sa main. Le titre même de l’ensemble, De l’essence double du langage, a été choisi par les éditeurs, parmi d’autres titres également possibles, utilisés par Saussure, comme Science du langage ou L’essence double du langage (De l’essence introduit une indication de genre, celui du traité académique, bien attesté, du De Anima d’Aristote à Du Sens de Greimas). Texto ! — Textes et cultures, vol. XVIII (2013), n°3 4 On regrette cependant que l’édition Gallimard ne reprenne pas l’intégralité du texte (plusieurs séries de feuillets restent absents, sans que l’on sache pourquoi)2. En outre, l’établissement du texte reste sujet à discussion, parfois pour le français, souvent pour le sanscrit où les transcriptions discutables ne sont pas rares. À la différence des éditions scientifiques de manuscrits, l’édition Gallimard ne signale pas les reformulations, les insertions ou les passages raturés (parmi ceux-ci, certains, conservés notamment dans l’édition italienne procurée par De Mauro, revêtent un grand intérêt). Ce choix éditorial favorise bien entendu la lecture cursive, mais donne l’impression visuelle d’un texte quasiment définitif, démentie par l’examen des sources. Rudolf Engler avait certes préparé une transcription diplomatique, conservant toutes les caractéristiques des manuscrits. Cependant son décès n’a pas permis l’édition définitive, bien que j’aie mis en ligne cette transcription3. Il a fallu attendre quinze ans pour que paraisse en 2011 une édition critique, procurée par René Amacker4. Les deux éditions divergent par leur propos mais demeurent complémentaires. Dans la première, l’absence de notes, l’effacement des repentirs servent l’énergie radicale et la concision de la pensée et favorisent à bon droit la sidération du lecteur — l’étonnement reste le premier moteur des interprétations créatrices. Dans la seconde, les détails les plus minutieux donnent carrière à des réflexions sur la génétique du texte théorique et appellent une lecture érudite. Problèmes herméneutiques À ces questions philologiques s’ajoutent des problèmes herméneutiques, qui intéressent l’inachèvement du texte, son genre et sa place dans le corpus saussurien. i) La lecture des textes inachevés pose évidemment un problème particulier : s’ils reflètent le point de vue de leur auteur au moment de leur rédaction, il ne les a pas garantis par un accord de publication ; en d’autres termes, ils portent sa « signature », mais non son « sceau ». En l’occurrence toutefois, Saussure entendait bien rédiger un livre, et non simplement prendre des notes, comme les Notes Item, puisqu’il écrit une préface et emploie aussi le terme d’avant-propos, tout comme il désigne le manuscrit par des expressions comme cet opuscule ou ce 2 Figurant dans le dossier Science du langage, les pages 201-215, 217-237, 265-275 ne sont « uploads/Philosophie/ de-l-x27-essence-double-du-langage-un-projet-revelateur.pdf

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